KLAVIERWERKE UM DEN RUSSISCHEN FUTURISMUS
En Russie, au début XXème siècle, le terme futurisme s’emploie plutôt littéralement comme synonyme d’avant-garde. Faisant presque fonction de suffixe (cubo-futurisme, psycho-futurisme, néo-futurisme), l’assignation temporelle l’emporte sur la détermination thématique. Bien que plus ou moins reliés entre eux, les mouvements éphémères qui se forment alors n’en développent pas moins des programmes spécifiques voire, à certains égards, antagonistes. Par extension, ceci explique que, malgré une significative homonymie, les futuristes russes n’aient en commun, avec les futuristes italiens, précisément que le nom. Dans l’effervescence propre à cette période, les mêmes éléments fondent le discours - technique, vitesse, production de masse, culte de la nouveauté - mais l’imbrication du social et du politique dans l’esthétique est telle que la ligne commune se défait aussitôt, se ramifie en idéologies adverses. Les artistes d’avant-garde appellent et préparent activement la révolution - mais quelle révolution ? Dans un système où la guerre et la violence sont considérées comme facteurs de changement positif, les Italiens se rallient au fascisme et en font une promotion active, tandis que les Russes, lecteurs de Marx, sensibles aux inégalités sociales, ne supportant plus ni la censure ni les répressions d’un régime coupé du peuple, aspirent au communisme. Des systèmes aussi opposés, même à l’état d’utopies, ne sont pas sans influencer concrètement le contenu des œuvres. La diversité des propositions esthétiques qui s’actualisent au travers du futurisme russe ne fait par ailleurs que refléter la profonde duplicité de toutes les avant-gardes à cette époque, à savoir le clivage entre les multiples formes que revêt la contestation et la convergence des individualismes en mouvements structurés. Ces forces discordantes induisent un dynamisme de tension qui, par un va-et-vient du désordre à la synthèse, de la foule à l’individu, de la destruction à la création, réussit à concilier, pendant une dizaine d’années, les mouvements opposés. Il suffit de considérer les trois disques sélectionnés ici - voire seulement l’anthologie Baku - pour mesurer l’hétérogénéité du modernisme russe. Hélas, sitôt amorcée, virant en guerre civile, la révolution perd son rôle coercitif pour accentuer les divisions au sein même des acteurs engagés dans son processus. (Sur ce sujet, lire Le Docteur Jivago de Pasternak). À cela, le stalinisme donne le coup de grâce, terrassant les forces qui ont permis son avènement. L’ordre ancien cède à son double, tout aussi autoritaire. Indésirables, les artistes, indépendants et critiques, constituent désormais une menace. Émigration, suicides, enfermement, déportation: le destin tragique des avant-gardes russes, bâillonnées dès les années 30 par un réalisme socialiste tout droit sorti des bureaux de répression, calibré contre l’individualisme, est l’étouffement scandaleux de l’éveil intellectuel d’un pays figé dans son moyen âge jusqu’au XIXesiècle, encore largement inculte à l’aube des révolutions. Dans un tel climat, actions sociales (missions d’alphabétisation dans les campagnes) et innovations esthétiques sont également dénigrées, taxées d’intellectualisme contre-révolutionnaire. Détruites, cachées, étouffées, oubliées, les œuvres de cette époque ne jouissent pas encore aujourd’hui de la visibilité que connaissent leurs homologues européens, lacune que compensent peu à peu d’intéressantes redécouvertes telles que celles qui se présentent ici.
Revers désirable d’une révolution gâchée, la trace matérielle permet de conjurer la rage de l’utopie déçue. Dans le seul domaine des archives sonores (enregistrements et partitions), la matière qui subsiste doit être encore, en grande partie, exhumée. Défricher, déchiffrer, rafraîchir : la mémoire ici doit encore se construire. À cet égard, l’anthologie Baku est un document estimable, à haute valeur historique et esthétique. Reflet circonstancié des enthousiasmes d’alors pour le monde industriel et ses merveilleuses techniques, c’est un assemblage de bruits, de voix, d’instruments détournés, un brassage dynamique d’images sonores, de textes, d’expérimentations diverses. À la fois collection et recréation, les disques s’accompagnent d’une riche documentation qui témoigne de l’ambition de l’entreprise et de la rigueur du travail préparatoire. Pour cette période, en guise d’initiation, le format de l’anthologie est pertinent. La dialectique individu-société qui caractérise les avant-gardes nécessite une contextualisation du même ordre : d’abord une vue d’ensemble (portrait de groupe), ensuite le détail (chaque morceau se double d’une notice). La plage titulaire par exemple, Baku, une symphonie pour sirènes, se raconte comme un récit à tiroirs. Il va de soi que les sirènes de cette pièce ne sont pas les créatures fabuleuses qui font rêver les marins, mais les appareils sonores dont sont équipés les bateaux. Produite en 1922, sur les bords de la Mer Caspienne (dans la ville de Baku), cette œuvre d’Arseny Avraamov n’a pas la vocation d’être jouée dans une salle de concert, mais à l’extérieur, au grand air marin. En termes de symphonie, l’ampleur répond à la puissance : il ne s’agit plus seulement de jouer fort, il faut aussi jouer large. Ici, pas de spectateurs : tout le monde doit participer ! La ville, transformée pour l’occasion en arène gigantesque, devient le lieu d’une création unique, où interviennent toutes sortes d’instruments, des canons, des usines, des sirènes bien sûr et un chœur de militaires. La caractéristique de Baku, valable également pour de nombreuses autres pièces de cette anthologie, c’est que l’image n’est pas seulement suggérée par association mentale, elle surgit concrètement du mouvement de la foule. En réalité, le son, produit dans des conditions spatiales déterminées, enregistré et assemblé, constitue l’espace. La diffusion de la symphonie près de l’eau, à l’air libre dans la nuit froide, le chœur en marche, les sirènes d’un côté, les canons de l’autre, l’œuvre s’élève de toutes parts pour que les sons dispersés se rassemblent, montent et circulent comme la révolution elle-même, qu’ils représentent, qu’ils célèbrent même dans un élan très patriotique. Entièrement reconstituée par les auteurs de l’anthologie, à partir d’enregistrements d’époque et de mises en situation actuelles, Une symphonie pour sirènes ouvre l’écoute de façon magistrale. Plus modestes, les extraits sonores de Dziga Vertov illustrent très précisément ce même effet. L’homme à la « caméra-œil » conçoit la bande-son de ses films à peu près comme l’image, mais en évitant toute redondance. D’une architecture d’autant plus admirable que Vertov ne dispose pas, ni pour la captation in situ, ni pour le montage, de moyens techniques sophistiqués, ces enregistrements sont de véritables tableaux sonores qui se suffisent à eux-mêmes. La suite de l’anthologie n’est pas moins intrigante et surtout variée: expérimentations sonores, poèmes déclamés (Pasternak, Akhmatova, Mandelstam, Essenine et, dans un autre genre, les essais « zaoum » de Bourliouk, tentative un peu dada d’élaborer un langage universel…), sonate revisitée, danses... Difficile de rendre compte en quelques lignes de la diversité d’un tel programme. L’accès en est au final aussi pluriel que le contenu: ludique, documentaire, musical, littéraire, politique. Ne pas se priver de picorer, de se gorger, de l’aborder par la fin ou le milieu, d’y revenir et de le quitter; l’anthologie est moins un objet de savoir trop lourd, intimidant, qu’une chose informe, pleine d’entrées et de sorties, accueillante comme un vieux grenier rempli de trésors…
Un mot encore sur les enregistrements d’œuvres pour clavier que je vous propose en complément de Baku. Cette mise en parallèle peut a priori surprendre: en généralisant à peine, on constate que les musiciens exilés sont finalement beaucoup plus « classiques » que les artistes restés en Russie. Rachmaninov, Stravinsky pour les plus connus, et ici Obuchov, Wyschnegradsky, Protopopov et Polovinkin. Si tant est que les compositions de ces derniers évoquent davantage Ravel ou Debussy qu’elles n’offrent à l’oreille de l’inouï, il ne faut certes pas sous-estimer la subtilité des recherches dont elles témoignent. Bien sûr l’innovation est ici moins flagrante que chez Vertov, Khlebnikov ou Avraamov, et elle semble également très en retard par rapport aux recherches qui s’effectuaient déjà en Europe. Pour autant, l’originalité n’est pas un critère absolu. Envisagée pour elle-même, c’est une musique toute en finesse voilée, presque cristalline, discrètement sophistiquée. Il va de soi que chez ces musiciens encore très attachés à la terre natale, la filiation l’emporte sur la rupture. Cet attachement spirituel se révèle encore dans le choix de la figure tutélaire, Scriabine, mort en 1915, compositeur atypique, asocial et visionnaire, peu soucieux de faire des émules. Pourtant, l’orientation ésotérique de son art - et les innovations techniques qui s’y rattachent, liées au désir de fabriquer un langage transcendantal - a contaminé la génération suivante, non sans une atténuation conséquente, une déviation vers des arrangements moins ambitieux - tempérance due sans doute à la fréquentation des compositeurs français. Quel que soit le nom qu’on lui donne, nostalgie ou ferveur religieuse, ce qui anime Obuchov ou Wyschnigradsky est distillé en douceur (rien à voir avec le style furieux et saccadé de Scriabine). Il y a dans cette musique une profonde harmonie, des arrangements (microtonalité, rythmes syncopés). La nostalgie affleure en de nombreux endroits, puis elle se retire, rejoint les limbes du souvenir. Ces vestiges du futurisme russe, quel que soit le degré d’expérimentation qu’ils manifestent, ne sont qu’œuvres-étoiles, dont la lumière nous parvient longtemps après leur mort.
Catherine De Poortere