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Pointculture_cms | critique

LOIN DU PARADIS

publié le

« Have you heard the news ?
 

« Have you heard the news ?
Well well, my Dear
Tongues wag in this town
Tongues wag in this town
Tom called Mary, Mary told Joe,
Joe told Sarah and Cindy,
Sarah and Cindy told Lisa and me.
Have you heard the latest ?
My, my, my
Tongues wag in this town
Tongues wag in this town
When you hear the dirty lies
That ruin people’s life,
You know that it’s a crime
And an evil thing. »
(Daniel Johnston & Jad Fair : « Tongues wag in this town »)


À part dans quelques cercles cinéphiles, « éclairés » à nos yeux, « crypto intellectuels » au regard de ceux qui ne font pas beaucoup d’efforts pour y comprendre quelque chose, le mélodrame n’est plus très au goût du jour. En tout cas dans sa forme la plus classique et la plus achevée, celle du genre cinématographique «mélodrame»; puisque, par ailleurs, des éléments mélodramatiques nourrissent bien sûr les scénarios de nombreuses séries télévisées qui, elles, réussissent parfois encore à fédérer « grand public » et « intelligentsia ». À notre époque farouchement individualiste, nous déshabiller de notre armure d’ironie et nous abandonner corps et âme au récit des malheurs d’autrui, fût-il un personnage de fiction, parait être une disposition d’esprit trop déstabilisante pour la majorité des spectateurs. Surtout si, comme dans le cas des mélodrames hollywoodiens des années cinquante et de ceux légèrement à part de Douglas Sirk, ce récit des affres bien réelles, presque banales, de la vie (désamour et amours contrariés, solitude, maladie, handicap, mort, contrôle social, etc.) se pare d’une forme qui tourne résolument le dos au réalisme pour lui préférer le lyrisme et la stylisation. Si une grande partie du public – aujourd’hui, mais aussi dans les années cinquante – ignore ces films, les fuit ou ricane dès qu’il s’y trouve confronté, le reste des spectateurs les apprécie pour des raisons parfois divergentes, voire carrément contradictoires. Certains, ne pouvant s’empêcher de réinjecter du sarcasme dans leur regard, s’arrêtent à la surface de ces images et, en décalage total avec le propos originel de celles-ci, ne se délectent que de ce qu’ils y voient comme du kitsch et comme des corps, objets, couleurs et musiques surannés. Nous préférons y reconnaître un genre éminemment ancré dans ce qu’est pour nous le cinéma : un entrelacs de films hétéroclites qui entretiennent des liens étroits avec le réel, mais qui, en tournant le dos au « réalisme au petit trot » (crédibilité, identification, psychologisme, etc.), n’oublient pas de trouver une forme (de récit, de montage, de couleurs) pour donner de l’épaisseur à ce rapport au monde et honorer le septième art en le faisant vibrer de nouveaux possibles sans se déconnecter d’un propos.

Pouvoir regarder dans un même élan les trois films ici mentionnés représente une expérience bouleversante et, presque, même, un privilège. Chacun d’entre eux, pris séparément, est déjà comme un point chaud, comme un noyau dense d’images, d’émotions et de pensées (ce qui en langage promotionnel s’appelle souvent un « chef-d’œuvre »). Mais, rapprochés les uns des autres, ces trois points délimitent plus qu’un triangle dans un espace à deux dimensions. Par leurs interactions, ils forment dans l’espace mental du cinéphile un objet tridimensionnel et cristallin: un tétraèdre irrégulier dont le quatrième sommet est ce que ces films partagent, voire un hexaèdre irrégulier dont le cinquième sommet est ce qui les sépare et les différencie.

Quand Douglas Sirk (né Hans Detlef Sierck à Hambourg en 1897, élevé au Danemark puis en Allemagne, dont il fuira le régime nazi en 1937) tourne All That Heaven Allows en 1955, il a presque soixante ans. À côté de films d’autres genres (comédie, western, film d’aventures), il tourne, au cours de cette décennie, une impressionnante série de mélodrames en Technicolor (dont Magnificent Obsession en 1954 et Imitation of Life en 1959, deux remakes de films des années trente de John M. Stahl) qui, désormais, font l’essentiel de sa réputation et de son aura de cinéaste.

all heavenDans All That Heaven Allows, Douglas Sirk raconte comment, dans une petite ville wasp (white anglo-saxon protestant) de la Nouvelle-Angleterre, une veuve solitaire (Jane Wyman), mère de deux grands enfants aux études, tombe amoureuse de son jardinier (Rock Hudson), passablement plus jeune qu’elle. Dans une superbe palette de tons ocres et dorés (feuilles d’automne, étoffes et tissus) et avec une fluidité déconcertante (Godard intitulera, en 1959, un article sur A Time to Love and a Time to Die, un autre film de Sirk, « Des larmes et de la vitesse »), le réalisateur fait avancer son récit, comme souvent, par oppositions. À la petitesse d’esprit et à la superficialité des préoccupations et des conversations de la «bonne société» de la ville répond l’existence plus en accord avec la nature, plus authentique et plus à l’écoute que mènent, dans la campagne environnante, le jardinier-horticulteur et sa bande bigarrée d’amis, lecteurs du Walden de Thoreau et joueurs-danseurs d’entrainantes chansons folk. Le « Sois fidèle à toi-même » que lui intime de suivre son « homme des boi s» (à la fois très corporel, très manuel et charnel, et possesseur d’une connaissance approfondie, y compris livresque, de la botanique) fait le plus grand bien à cette femme emmurée dans la maison de son mari décédé. Mais ce seront, en première instance, ses propres enfants qui l’empêcheront le plus de se libérer de ce carcan et de quitter cette prison dorée.

angstQuand, en 1973, Rainer Werner Fassbinder tourne Angst Essen Seele Auf (littéralement Peur dévorer les âmes, faute de conjugaison comprise; titre français fadasse : Tous les autres s’appellent Ali), il retravaille en cinéma le matériau de All That Heaven Allows, un film qu’il admirait et sur lequel, deux ans auparavant, il avait écrit un fort bel article soulignant à la fois la profonde tendresse de Sirk pour ses personnages (en particulier féminins) et la portée sociale et politique de ses films. Fassbinder transpose l’intrigue à Munich dans les années septante, en changeant l’appartenance sociale des personnages. Chez lui, la veuve est femme de ménage et l’homme est mécanicien. À leur différence d’âge, Fassbinder rajoute une différence d’origine : Ali est immigré, d’origine marocaine. Une couche de racisme et de xénophobie viendra encore compliquer l’acceptation de la relation qui les lie. Le confort des villas de la Nouvelle-Angleterre et leurs jardins chatoyants, font ici place à la grisaille, à la pluie, aux boites aux lettres défoncées et aux couloirs défraichis d’immeubles d’appartements. Le lieu et le moment du commérage ne sont plus les soirées mondaines de la bourgeoisie, mais les pauses tartines des femmes de ménages dans l’escalier de l’immeuble de bureaux qu’elles entretiennent.

farEn 2002, quand Todd Haynes tourne son somptueux film-hommage Far From Heaven, Fassbinder est mort depuis vingt ans, Sirk depuis quinze ans. À la lisière du pastiche (en terme de couleurs, de décors, de costumes, de musiques, jusqu’à la police de caractères du générique, etc.), le jeune cinéaste américain ne suit pas l’option de Fassbinder de transposer l’intrigue à l’époque contemporaine et tourne presque, avec quarante ou cinquante ans de retard, une sorte d’inédit de Sirk. Si les citations abondent (la très belle scène où le jardinier tend à la femme une branche d’Hamamélis, « une sorte de noisetier », fait écho, malgré un léger déplacement tant scénaristique que botanique, à celle où, chez Sirk, il y a échange d’une branche de Koelreuteria, « l’arbre de la pluie d’or; en Chine, on dit qu’il ne pousse qu’où règne l’amour »), c’est dans le scénario et la mise en place des personnages que Haynes ose faire un pas de côté. Comme chez Fassbinder, ce sont à la fois l’âge et l’origine ethnique qui séparent la femme de l’homme dont elle tombe amoureuse : son jardinier noir. Mais ici, ce n’est pas le veuvage qui provoque sa solitude, mais les escapades homosexuelles de son mari, offrant ainsi au film une très poignante deuxième intrigue qui donne encore plus de tragique à la première. Dans le Connecticut de 1957 chez Haynes, comme dans la Nouvelle-Angleterre de 1955 chez Sirk et le Munich de 1973 chez Fassbinder, le contrôle social et la haine de l’autre enferment les femmes et les faibles. La majorité des mots qui s’échangent ont la froideur du métal qui blesse et qui emprisonne tandis que l’écoute attentive et bien intentionnée, qui guérit et qui libère, y est le plus rare, le plus précieux et le plus fragile des trésors.

 

Philippe Delvosalle

 

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