BRAVE AND THE BOLD (THE)

publié le 1 février 2012

Sélection du mois de mai 2006 CD DU MOIS : RYOJI IKEDA

Cet album est le résultat de la rencontre entre deux entités parmi les plus importantes du rock indépendant américain des années 90. Toutes deux ont établi des sous-genres musicaux, le post rock et la country alternative, dissemblables mais également cruciaux, et cherchent maintenant des manières de se réinventer. Pour être à la fois fidèles à leur identité musicale, respectueux du partenaire et transfigurés par la rencontre, ils ont choisi d’interpréter ensemble dix reprises. Plutôt que d’être une simple collection d’influences, c’est un pan entier de l’histoire du rock américain qui est présenté ici avec une nouvelle cohérence.

Tortoise est un groupe de rock instrumental de Chicago dont le premier album est paru en 1994. Le rock américain était alors dominé par le style grunge - du rock lourd aux propos déprimés - de Nirvana ou de Pearl Jam, tandis que dans l’underground des groupes-phares comme Fugazi et Sonic Youth passaient des stridences hardcore à une phase plus mature. Composé de cinq musiciens ayant déjà quelques expériences sur la scène locale, le projet naît de jams qui mettent l’accent sur le rythme.

Rock et dépouillée, marquée par l’usage du vibraphone, leur musique est un îlot de fraîcheur et d’intelligence qui rencontre rapidement l’intérêt du public connaisseur. Tortoise progresse en explorant des influences très diverses, du dub à la musique contemporaine, et culmine sur les incontournables Millions Now Living Will Never Die (1995) et TNT (1998).

There Is No-One What Will Take Care Of You paraît en 1993, c’est le premier album des Palace Brothers, un groupe au personnel changeant et au nom variable (Palace Music, Palace), qui joue une country crue et décharnée. La voix perçante de Will Oldham et l’interprétation bancale y sont remarquables et déterminent cette tension entre douceur et rugosité qui est le principal axe d’expression d’Oldham. Il agit ces dernières années principalement sous le nom de Bonnie «Prince» Billy et compte déjà une petite dizaine d’albums très consistants à son actif, à laquelle s’ajoute une myriade de projets plus particuliers, en solo instrumental, en duo ou encore en se reprenant lui-même, accompagné de musiciens de studio de Nashville.

Si les activités récentes de Bonnie «Prince» Billy témoignent de ce souci d’éviter les routines et de remettre en question son processus créatif, Tortoise, lui, semblait bloqué dans une impasse. It’s All Around You (2004) ne proposait rien de neuf dans l’univers du groupe et le présentait même comme un peu pataud, comme entravé par son propre passé. The Brave and the Bold permet à Tortoise de déjouer le hiératisme qui le menace en mettant sa puissance instrumentale au service de chansons. Les musiciens doivent laisser de la place pour la voix, respecter les structures plus traditionnelles des compositions, envisager différemment leur signature musicale. Pour Bonnie, il s’agit d’un exercice d’interprétation vocale: comment chanter, incarner le mieux possible ces textes qu’il n’a pas écrits. Il adopte un ton doux, parce qu’en retranchant les anfractuosités de sa voix, il se retrouve plus proche d’une vérité universelle des sentiments.
Si la reprise de Milton Nascimento semble provenir de l’univers de Tortoise, qui a accompagné par le passé un autre Brésilien, Tom Zé, et celle du chanteur country Don Williams de l’univers de Bonnie «Prince» Billy, la majorité des titres explore le terreau commun d’artistes qui ont évolué en empruntant des voies très différentes. Le punk avec Devo et les Minutemen, l’underground post-hardcore avec Lungfish et Quix*o*tic, le folk avec Richard Thompson et Melanie, le mainstream des années 70 avec Bruce Springsteen et Elton John. Aucune évidence dans le choix des morceaux, plutôt l’instinct d’auditeurs qui forgent leurs goûts en toute indépendance et qui, par les rapprochements inattendus qu’ils opèrent, proposent une image réconciliée de la musique rock américaine récente (perméable, comme on le constate ici, aux influences anglaises ou latines). Suivant le point de vue où l’on se place, ils amènent l’underground au même niveau de qualité que la musique populaire ou bien trouvent dans la musique populaire certaines vertus que possèdent les artistes plus détachés du marché. Ils démontrent en tout cas que la force d’expression de la pop ou du rock n’est pas détenue exclusivement par quelque milieu socio-économico-artistique que ce soit.

Hommage donc au rock américain dans son ensemble, The Brave and the Bold constitue aussi un objectif atteint pour Tortoise et Bonnie «Prince» Billy, qui démontrent ici autant que dans leur répertoire propre la valeur de leur démarche artistique.