La règle de trois : « Tre Piani » de Nanni Moretti
Le film s’ouvre dans un violent fracas. En pleine nuit, dans un quartier calme de la ville de Rome, une passante se fait reverser par une voiture. Ivre, le conducteur a perdu le contrôle de son véhicule. La course finit dans le mur de l’immeuble où le jeune homme responsable de la catastrophe réside avec ses parents. Cet événement est le commencement d’une suite de malheurs qui vont s’abattre à cette adresse. Un septuagénaire disparaît avec la fillette dont il a la garde. Une femme se retrouve seule pour élever son enfant tandis que son mari travaille dans une autre ville. Persuadé que sa fille a subi une agression sexuelle, un père de famille se rend coupable d’un fait similaire sur une voisine. Un juge trop zélé se refuse au pardon faisant passer la stricte application de la loi devant l’amour des siens. Enfin, dans la crainte de déplaire à son époux, une mère coupe les liens avec son enfant…
On peut s'interroger sur le sens d'un traitement collectif lorsqu’il s’attache comme ici à détailler un groupe de personnes seules. Tout se passe comme si un élément sériel venait s’immiscer dans la forme cinématographique. Les trois étages font résonner l’idée d’un huis clos avec celle d’une mise en circulation de l'espace. L’action qui avance par alternance et concomitance donne l’impression d’offrir en 2 heures le condensé d’une série de 10 épisodes. Comme remède contre l’ennui, le procédé est imparable. Hormis cette dynamique, le procédé ajoute-t-il quoi que ce soit à la compréhension d’un individu isolé ou d’une situation précise ?
Il ne faut pas avoir vécu très longtemps dans un appartement pour savoir que la proximité voire la promiscuité inhérente à ce type d’habitation va rarement de pair avec une volonté de rapprochement. Dans ces conditions, la mise à distance obéit à un besoin d'intimité. Tre Piani ne déroge pas à cette règle pourtant éminemment discutable. Dès lors, que reste-t-il comme territoire commun entre voisins peu désireux de s'écouter ? Une seule chose saute aux yeux : l’aisance financière. Or c’est un fait récurrent du drame bourgeois qu’il se joue toujours dans des intérieurs dont le caractère cossu n’est jamais questionné. Un effet de la narration multiple est qu’elle force l’attention sur cette dimension absente de la conscience des personnages, dimension dont l’épaisseur se profile en négatif.
En laissant de côté les indicateurs économiques, lorsque Nanni Moretti s’attache à raconter la vie d’un immeuble romain en trois blocs de cinq ans, il en appelle à une qualité d’attention que la vie ne convoque d’ordinaire pas. Une émotion particulière résulte de la prise de conscience de la somme des événements qui peuvent survenir à des personnes différentes dans un temps et un espace donnés. Parce que nul être humain n’est le dépositaire d’un regard omniscient, cette émotion n’a d’existence que spéculative.
Les personnages ont comme tout un chacun à se débattre avec leurs propres drames et aventures personnelles. Assez sommairement, le tableau de destins entremêlés met en évidence la faillite des pères et la faiblesse des mères, une toile de fond plutôt sombre sur laquelle l’émancipation des enfants s’écrit tant bien que mal. D’une tendance naturelle à se réfugier chez soi pour affronter seul les petits et grands tracas du quotidien découle un climat de méconnaissance et de méfiance qui, à force, finit par déteindre sur l’espace privé. À une société divisée correspond des familles désunies.
L’intention morale que sous-tend le film se passe heureusement de tout jugement. Il est vrai que l'immeuble renvoie l'image explicite d'un monde en miniature - un monde de riches. Mais le procédé est loin de se refermer sur un système. À cet égard, le personnage du juge, incarné par Nanni Moretti lui-même, représente une critique suffisamment virulente de la position de surplomb qui pourrait être celle du cinéaste. Tre Piani tient autant de la fable ouverte que de la série inachevée. Portée par des acteurs de grand talent, la narration chorale se conçoit comme une manière de prendre les héros sous une aile en leur ménageant un espace de retrait. Ces pans d’inaccessibilité qui sont l’angle mort de toute relation figurent de véritables territoires de rencontre autant que des points de fuite. C'est au carrefour de ces deux directions que le film conduit ses personnages.
Texte : Catherine De Poortere
Crédits images : © Cinéart / Le Pacte
Sortie en Belgique le 10 novembre 2021.
Distribution : Cinéart
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Le film est programmé dans la plupart des salles en Belgique.
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