UNDIRECTED 1986-1996
De Cage il reprend la recherche d’une certaine indétermination dans la composition et dans le jeu. Le statut d’« auteur » du compositeur, longtemps revendiqué, est pour lui un danger. « Un artiste, dit-il, doit d’abord “oublier sa responsabilité” vis-à-vis de la forme achevée de l’œuvre qui perd de sa fraîcheur lorsqu’elle est trop finie. (…) Il faut rendre un peu de vie à la forme fermée et arrêtée en lui laissant des possibilités de mouvement et d’ouverture. » Il poursuit également une approche de la musique qui accorde à l’auditeur une réelle liberté par rapport à cette dernière, il doit s’y sentir libre et pouvoir choisir lui-même d’écouter ou de ne pas écouter, choisir lui-même où porter son attention, choisir quelle interprétation donner – ou ne pas donner – à la musique. Comme il l’explique : « La liberté de la forme de l’œuvre produit alors un autre type de relation avec le public. Celui-ci n’est plus tenu d’écouter passivement, cramponné à son fauteuil, la musique dont on l’abreuve. Avec les pièces de John Cage et de ses émules, il faut tendre l’oreille, découvrir et reconstruire l’œuvre par et pour soi-même. Composer, jouer et écouter sont trois actions différentes : la qualité d’indétermination définit pour chacune d’elles un nécessaire et particulier effort à accomplir. »
Christophe Charles a ainsi élaboré un système lui permettant de confier une part importante de la composition de sa musique à l’informatique, se réservant quant à lui le choix d’une palette sonore, la définition d’un registre tonal et thématique à travers le choix des échantillons sélectionnés pour chaque pièce. Basé sur un processus aléatoire et non répétitif, ce système consiste en une banque de sons pilotée par une programmation max/msp assurant qu’aucun son ne soit entendu deux fois de la même manière (en termes de durée, de hauteur, etc.). Le résultat est proche des expérimentations d’Oval, dont le matériel et les méthodes sont assez semblables, mais ici enrichies par la texture des samples choisis, sélectionnés pour leur valeur documentaire (field-recording du Japon, de l’Inde, etc.), symbolique (cloches bouddhistes), ou pour leur potentiel musical. Ces sons s’enchaînent, se superposent, se répondent comme animés par une volonté propre, la musique « se tient d’elle-même », pour reprendre la formule de Cage, que Christophe Charles aime citer. Ainsi, ajoute-t-il, « la musique qui se rendait d’un point à un autre (next point) tend ainsi à devenir “non dirigée” (undirected, un mot suggéré par Richard Kostelanetz), et sa multiphonie encourage l’exploration des limites entre l’intention et l’absence d’intention. L’absence d’un ordre préétabli incite à rester attentif, et invite à écouter simultanément les sons de l’environnement. » À mi-chemin entre le travelogue, l’installation sonore, et une conception très orientale de la musique, elle constitue une redéfinition à la fois du field-recording et de la composition électronique. Elle est conçue pour se régénérer à l’infini et explorer chacune des permutations permises par le dispositif utilisé. Elle fait de la composition une œuvre imprévisible où chaque moment peut apporter une surprise qui peut déconcerter jusqu’à l’artiste lui-même, redevenu un auditeur comme les autres. Pour Christophe Charles, il ne s’agit pas là d’un renoncement, d’une résignation, mais bien d’une preuve d’humilité.
Benoit Deuxant
- cote à lier