Une décennie après Juno, voici Tully
Pour Marlo Moreau (Charlize Theron), les moments de répit avaient déjà pris des vacances, et ce, bien avant de tomber enceinte de Mia, son troisième bambin.
Entre un mari (Ron Livingstone) peu présent, tant d'un point de vue physique que mental,
une gamine à la langue particulièrement déliée, un cadet perturbé requérant une attention de
tous les instants et un job de DRH, il ne lui reste que trop peu de temps
pour jouer son rôle socialement fantasmé, et pourtant tout sauf fictif, de super-maman.
Mais le fantasme relevant souvent de l’idéalisation, Marlo parvient à être au
moins une mère, concept qu’on peut imager ici par un funambule qui,
en équilibre instable sur son fil, traverse tant bien que mal un gouffre béant
en portant sur sa tête, à la fois son mariage, sa progéniture et son
gagne-pain : une chute n’est pas à exclure.
L’arrivée de la petite Mia représente tant le pivot central du film que le point de rupture dans l’existence chaotique de Marlo. Pour tenter de recoller les morceaux, et faisant fi de sa propre éthique, elle suit la recommandation de son frère (Mark Duplass) en faisant appel à Tully (Mackenzie Davis), une jeune night nanny supposée amener un peu de légèreté dans son écrasant quotidien nocturne. Mais l’arrivée de Tully, tant cette dernière devient précieuse, ne peut être synonyme de répit sans que son départ ne laisse présager d’un retour brutal à une réalité tristement propre au monde occidental : le dénuement d’une mère poussée, bien malgré elle, à recourir à des aides externes au noyau familial – si tant est qu’elle soit en mesure de s'offrir ce luxe ou bien simplement encline à le mendier – illustrant ainsi l’isolement potentiel auquel une femme peut être confrontée au regard de ses responsabilités parentales, et compliquant encore davantage le rôle de pilier dont celle-ci fut de tout temps et en tout lieu dépositaire, quelle qu’ait jamais été, à de rares exceptions près, la structure familiale en usage.
Aussi, par un effet de miroir rajeunissant, Tully lui rappelle
tout ce qu’elle n’a plus : sa jeunesse et la beauté qu’on lui associe
souvent au détriment de l’âge mur, sa liberté – si par celle-ci on entend le
loisir de jouir égoïstement de sa personne sans l’entrave d’aucun impératif
moral – et, par conséquent, l’horizon de possibles qui va généralement de pair
avec ces attributs pour le moins éphémères. Mais les deux comparses ne sont finalement
que les deux dimensions du même archétype féminin puisque, à l’inverse, Marlo
symbolise pour Tully la routine rassurante à laquelle aspire peut-être, sans se
l’avouer, tout être humain en mal d’enracinement et, à plus forte raison, toute
femme tiraillée entre cette fameuse « horloge biologique » et la
promesse d’accomplissements personnels prometteurs… C’est à travers cette opposition
de personnages légèrement caricaturale que s’expriment les préoccupations
récurrentes du réalisateur d’un certain Juno (2007)…
Car la filiation qui lie ce dernier à Tully en passant par Young Adult (2011) sera relativement évidente pour qui aurait vu tous ces films, a fortiori si ce même public est conscient qu’ils sont tous trois signés par la même scénariste, à savoir Diablo Cody. Tenter de décortiquer Tully à l’aune de ses deux prédécesseurs semble dès lors bien plus pertinent qu’en le considérant simplement comme une entité isolée. D’abord parce que Tully, jeune adulte insouciante, fantasque mais dotée d’un certain sens des responsabilités, c’est un peu une Juno qui aurait eu la chance de ne pas tomber enceinte à seize ans. Aussi, car Marlo Moreau, c’est Marvis Gary (Charlize Theron dans Young Adult, 2011) si celle-ci avait épousé son premier amour et pu se contenter du paisible ennui de son village natal au lieu de s'enfuir à Minneapolis pour devenir auteure à « succès » de romans pour ados. Enfin car Marvis Gary , c’est une sorte de Tully qui aurait finalement préféré l’insouciance aux responsabilités. La boucle est bouclée donc. À travers Tully, Jason Reitman confesse une fois de plus son obsession pour le passage de l’enfance à l’âge adulte et, surtout, pour ce que ce dernier a de particulier pour le genre féminin, faisant ainsi de son film – bien que léger dans sa réalisation – une œuvre socialement engagée.
Légèreté de la réalisation, certes. À l’instar de l’ensemble
de la filmographie de Jason Reitman, Tully n’est pas spécialement marqué
d’une patte reconnaissable entre toutes, si ce n'est parfois d'une photographie plutôt travaillée (et signée Eric Steelberg), parvenant épisodiquement à lui conférer l'atmosphère nébuleuse seyant à la mise en scène de protagonistes hagards et mystérieux, mais dont il serait ici pompeux de gonfler l'importance. Exempt de cadrages
audacieux – et encore moins inédits –, le film tire sa force de son scénario et, surtout, d’un excellent
casting.
En effet, passant de Young Adult à Tully, Charlize Theron prouve à quel point sa palette d’actrice est large tant les personnages principaux de ces deux films sont antinomiques. Mackenzie Davis, plutôt habituée aux apparitions furtives dans de grosses machines Hollywoodiennes (The Martian, Blade Runner 2049, etc.) semble éminemment bien choisie pour le rôle tant son apport est frais, Tully pouvant bien être le projet propice à lancer sa carrière dans le petit monde de l’indépendant étasunien. Enfin, ce sont deux survivants de la mouvance mumblecore – mouvement lo-fi vraisemblablement né en 2005 lors du festival South By Southwest – qui se partagent le reste de l’affiche, en les personnes de Ron Livingstone (Drinking Buddies, 2013) et Mark Duplass (Hannah Takes The Stairs, 2007), rappelant ainsi les zones grises existant entre indies et majors aux États-Unis depuis que la Fox ou encore Universal – pour ne citer qu’elles – distribuent allègrement du cinéma dit « indépendant » via leur filiale respective, à savoir Fox Searchlight Pictures (Juno, 2007) et … Focus Pictures (Tully, 2018).
Simon Delwart