UNTRUE
Bizarrement, mais comme on l’espérait, on n’a pas l’impression d’écouter un disque de dubstep. Les premières comparaisons qu’on a envie de faire ne sont pas avec les autres représentants du genre, les kode9, les Loefahs, mais avec des choses plus intimes, plus privées. Je veux dire que chacun peut y trouver l’écho de musiques qui le touchent, qui représentent quelque chose pour lui. Chacun peut choisir d’y trouver des similitudes sentimentales avec une partie de son panthéon personnel, avec des sentiments longtemps oubliés, avec un spleen qu’on pensait ne plus jamais ressentir. L’atmosphère du disque est plus proche, toutes ressemblances stylistiques mises à part, du songe mélancolique d’un Joy Division que d’une piste de danse. Ses rares rapports avec la dance culture dont il est issu, seraient une évocation de fin de soirée, de ces moments entre chien et loup, après la fête, où il faut rentrer à pied parce que les derniers bus de nuit ont depuis longtemps fini leur service. On s’imagine alors traverser la ville déserte seul, à pied, avec dans la tête, des bribes de musique, de chansons, des échos confus de la soirée qui vient de s’achever. Les traces de dancefloor qu’on trouvait sur le premier album sont toujours présentes, mais s’effacent ici de plus en plus définitivement devant ce qui semble être le vrai propos de Burial : créer une musique purement émotionnelle. Une musique fièrement sentimentale, emplie de lyrisme et de mélancolie. D’isolement aussi. Conçu dans la solitude, cet album est conçu pour être écouté seul, chez soi. Il requiert presque un minimum de cérémonial.
On sait aujourd’hui que Burial s’appelle en fait William Bevan, mais à la sortie de ce disque, on savait peu de choses sur la personne qui se cache derrière ce nom. Homme, femme, adolescent, adulte, noir, blanc, jaune, aucun détail biographique n’était jusque-là parvenu à filtrer, Burial était un secret bien gardé, ses amis proches ne seraient selon la légende pas au courant de sa double vie. Aucune photo révélatrice n’était parvenue jusqu’à nous (le magazine Wire l’a photographié à contrejour, presque de dos). Burial ne se produit pas en concert, ne mixe pas, bref, n’apparaît jamais en public. On pourrait l’imaginer reclus, ne sortant jamais de chez lui, ou adolescent accro à son ordinateur sur lequel jour après jour, nuit après nuit, il compose ses offertoires privés, ses odes confidentielles qui nous parviendraient par erreur.
Une fois encore se pose un problème de tiroirs, d’étiquettes. Les clichés journalistiques comme « fer de lance du mouvement dubstep » ou « meilleur représentant du genre » ne s’appliquent plus ici. Faut-il même ranger cette musique avec le dubstep dont elle est pourtant issue ? Où admettre qu’il n’est plus question de musique de genre mais de musique d’auteur ? La filiation qui a mené jusqu’à cet album est pourtant bien exposée tout au long de celui-ci, comme un mode d’emploi affiché, ou un mécanisme apparent, un peu comme ces horloges transparentes qui montrent les rouages et les ressorts qui les animent. On y voit les traces d’une décennie et demie de musique underground, de radios pirates et de clubs, une histoire allant de la jungle jusqu’au UK Garage et au 2-step, pour parvenir jusqu’au dubstep. On sent chez Burial un amour réel pour cette période musicale, pour ce qu’elle a signifié pour l’Angleterre, à travers les raves des années nonante, et pour Londres, à travers les clubs. On perçoit un respect pour cette musique, jusque dans ses versions les plus mainstream. Citant comme influence dans une même phrase Luke Slater et Steve Gurley d’une part et Teebee et Rufige Kru d’autre part, Burial mélange sans aucun cynisme les aspects les plus sombres des genres qui l’ont vu grandir, la jungle, le hardcore, avec l’aspect émotionnel et le pathos au premier degré des versions plus light comme le UK Garage.
On comprend aussi, au souvenir de cette période de free-parties et d’anti-ego, l’insistance sur le secret et l’anonymat, hérités d’une certaine tradition underground. De toute façon, cette musique n’a pas besoin d’un visage. Elle possède un pouvoir évocateur, une tendance à susciter des images, souvenirs réels ou scènes de cinéma, qui rendent superflue la biographie de son auteur. Les images qu’elle appelle, qu’on les associe à des visions urbaines de Londres, à des trains de banlieue couverts de graffitis, ou à des extraits de films noirs, crépuscule et pluie battante, se suffisent à elles-mêmes. Les voix qui la peuplent sont multiples et irréelles, fantomatiques. Par-dessus des couches de claviers spectraux, ces voix désincarnées lancent des appels dans le vide. Comme sur l’album Black Secret Technology de A Guy Called Gerald, dont Burial prétend qu’il s’agit du seul album qu’il a écouté pendant cette année, les voix sont dépersonnalisées, désincarnées. Ce sont à peine des chants, des textes, mais plutôt des murmures furtifs, créés de toutes pièces en découpant des petits bouts de chansons, de conversations, d’extraits de films, avec un goût pour le détournement, l’inversion. Les voix d’hommes sont des voix de femmes, pitchées vers le bas et les voix de femmes, l’inverse. Les textes sont créés en patchwork, mot par mot, plus pour leur couleur et leur urgence que pour leur signification, d’ailleurs souvent perdue dans un brouillard de réverbération. La charge émotionnelle de ses quelques mots, les envolées de claviers, tout cela empêche de pouvoir considérer cet album comme simplement « sombre ». Nocturne, d’une tristesse infinie, certes, mais pas réellement sombre. Là où l’album précédent présentait une vision désolée d’un Londres imaginaire, dévasté, inondé de tonalités liquides : brume traîtresse, suffocation, noyade, cet album-ci se veut plus serein, presque calmement exalté.
Burial appartient à une génération qui a grandi avec les disques, pour qui la musique signifie un disque, chéri, contemplé, écouté seul chez soi ou dans un walkman, et non un concert avec des êtres humains, vénéré en cachette et non consommé en public. Burial essaie de répliquer cet étonnement, cette familiarité étrange qui surgit d’un album dont on sait si peu, dont on ignore le contexte. L’attachement qu’on obtient de ce type de fantasme est plus définitif que ceux issus de la vie réelle. On a parlé, dès les débuts de l’ambient, d’une nouvelle génération de home-producers, de bedsit musicians, isolationnistes notoires, créant une musique personnelle, quelquefois violemment intime, avec une envie contradictoire de la faire partager, mais en secret, sans bouger de chez soi, sans se montrer, comme une station de radio pirate émettant d’une chambre d’adolescent. C’est cette conception du musicien qu’a conservée Burial, récupérant à grand-peine du succès de son premier album, succès accidentel selon lui, de ces morceaux composés en secret durant plusieurs années, et révélés là pour la première fois. Tout en se démarquant déjà de son prédécesseur, ce second album confirme la place de Burial parmi les meilleures surprises de ces dernières années. La confiance qu’il semble avoir gagnée entre les deux albums, et qui s’affirme dans le je-ne-sais-quoi de fier et de majestueux qu’on ressent durant tout ce disque, le rend inimitable, unique en son genre, ou plutôt en fait un genre à lui tout seul.
Benoit Deuxant