ALBEIT
Il vaut mieux commencer l’écoute de ce CD par les trois plages en solo.
Saxophone
Urs Leimgruber (saxophone soprano et ténor), né en 1952, explore depuis longtemps déjà le monde rare, peu peuplé, des aigus. Il les poursuit, les collectionne, les peaufine comme un marcheur ses idées fixes. Il forme paysage avec ces émissions frêles, fragiles, déviées, faites de discontinuités, de charpies tressées, tissées. Ce solo de 5 minutes (« Tiebla ») est forcément un segment isolé dans un long cheminement erratique, forcément erratique s’agissant de l’aigre où rien ne se stabilise, l’aigre étant par nature l’instable. Il joue et s’amuse avec quelques hautes fréquences souffreteuses, des traits de migraines qui lancent, se tordent, rompent, s’évanouissent, reviennent de biais, entortillés et phosphorescents. C’est âpre, ne prétend pas séduire, charmer, surtout pas caresser. Ça tisonne, hérisse, ça crisse, craie sur tableau noir. C’est un monde de formes exsangues presque cassantes. Végétations frêles, blanches, formes animales sommaires, livides, tournoyant dans le noir. On peut entendre la ligne rachitique du saxo se mettre à danser avec l’ondulation d’un râle dans la gorge et le micro-rythme de clés qui jouent à vide. Ouvrir, fermer, clapets dansants. Et effectivement, dans ce monde aride alors s’ébauche une danse, quelque chose d’oscillatoire, translucide et presque chaud, tendant vers le rond, fossile d’une nage papillon dans le fleuve, reflets d’extase cosmique. Quelque chose, des bribes, des poussières qui m’évoquent – mais dans cet univers rare, tout est mirage -, allez, brièvement, la crête scintillante d’une polyphonie pygmée, mimée par le saxophone. Juste quelques molécules. Après, ça dévie, entorses et angles cassés, le débit augmente, s’emporte, profite des variations d’intensité pour jouer un peu de la polymorphie déséquilibrée, avant que le souffle ne retombe et se disperse, en filets ténus et ébréchés, souples, déportés, morcelés, toujours au rythme perlé des clapets, salués par la respiration.
Piano
En plage 6, le solo de Jacques Demierre (1954, pianiste, compositeur), « Etabli ». C’est du bredouillement de piano sans rien d’invertébré, du bredouillement structuré, de l’indistinct tramé, une sorte de tissu que l’on froisse, étire, froisse, étire. Je ferais volontiers une comparaison avec un travail de mâchoires quand celles-ci retiennent et broient les sons et les mots d’un qui maugrée, elles craquent, elles frottent, elles grincent, elles retiennent à grand-peine le langage, on l’entend gronder, fulminer, la bouche en est pleine, il fait pression, mais il est retenu, haché, maintenu morcelé et fibreux, pré-language en ébullition. Maugréation qui en dit long néanmoins, qu’il faut prendre tel quel, comme un aboutissement. Les «mâchoires» du piano travaillent, s’écrasent, se liment l’une l’autre. Le châssis craque. Les touches se frottent. Un piétinement. Martèlements étouffés, amputés, cordes grattées, épluchées. Des bris de notes, tout de même, d’émail sombre ou étincelant, s’échappent, sont extraits de la mâchoire, balisent le cheminement qui tangue dans le vide. C’est tout le squelette opératoire qui prend l’air, inspirant, expirant, dépenaillé mais bien cadencé. Une mêlée sourde, gourde, infime, éboulements, accidents, brefs roulés boulés tronqués, rongeurs qui cabriolent sur un plancher, dans le grenier. Alternance de structure compacte, malaxée et de dispersion meuble, ou plutôt pas en alternance, simultanée, les deux états l’un dans l’autre, l’un par l’autre. Reliquats hétérogènes du piano que les mains du musicien rassemblent en nid complexe et archaïque, suspendu dans son souffle, agrégé dans son inspiration (sans laquelle tout se disperserait, on n’entendrait rien du tout).
Contrebasse
Barre Phillips, (plage 5, « Itable ») est d’une autre génération. Né en 1934, contrebassiste et compositeur américain, il a participé à l’histoire innovante du jazz américain : Ornette Coleman, Archie Shepp, Bill Dixon, George Russel, Jimmy Giuffre, Marion Brown avant de s’installer en Europe… Comme ses associés, il pratique toutes les ressources de l’instrument, des plus conventionnelles aux plus marginales, des sons francs et entiers aux bruits pâles, mal assurés, friables. Mais il joue avec des dimensions plus spirituelles, avec les dimensions immatérielles du son, par exemple l’écho, les réverbérations qui s’amplifient quelques fois dans des nuances tremblées impressionnantes. Il joue un son, il trace un coup d’archet dont on entend l’effet direct mais aussi, tout ce qui l’enveloppe, ses nuances, ses répercussions, ses dégradés de couleurs et son aura. Son style est tourné vers la déconstruction mais selon des versants chantants, gonflés de lyrisme ou de pathos. Il utilise beaucoup l’archet et se rapproche du violoncelle, il est très à l’aise autant avec les sons agréables que désagréables, le juste et le faux, mais le dissonant n’émaille ses improvisations que tissé au consonant, infiltré dans la complexité des harmoniques ou des traits plus mélodiques du récit principal…
En trio
Il y a 5 morceaux où ils sont réunis. Chaque pièce est un anagramme du titre de l’album : « Albeit », qui signifierait quelque chose comme « quoique ». On est bien dans la mécanique retorse de ce genre de conjonction, pouvant marquer une opposition, une concession, une objection que l’on formule dans l’après-coup. Ce sont des musiques passionnantes qui semblent être – jouer – dans leur propre après-coup. En cela, c’est autre chose que ce que l’on désignait autrefois par « improvisation » et dont Barre Phillips est le plus proche. L’important du reste n’est pas tellement de souligner à quel point ces musiciens « jouent ensemble » comme j’ai pu le lire ici ou là et qui était une manière de caractériser la réussite de l’improvisation comme elle se pratiquait avant dans le free jazz où l’aspect fusionnel était important. Bien entendu ils s’écoutent l’un l’autre et collaborent pour un résultat commun. Mais ils jouent autant l’un contre l’autre que réellement ensemble. Chacun développe, module sa matière sonore personnelle dont la singularité est exposée dans les solos. Des jonctions s’établissent entre le vocabulaire des uns et des autres, par métonymie, synonymes et contraires. Entre les territoires des uns et des autres, des perméabilités et infiltrations se constituent, des allergies aussi, non refoulées, qui s’expriment comme autre forme possible de relations entre eux. Des proximités s’accouplent, les vocabulaires se mélangent, s’influencent, migrent d’un instrument à l’autre, engendrent des hybrides. Des incompatibilités ouvrent des friches où chacun retourne puiser de l’énergie, du brut, du chaos, la possibilité d’insuffler de grands différentiels d’intensité. Le dialogue est très actif, toujours soutenu, inventif, mais jamais enseveli dans un consensus, dans l’unité d’un trio, chacun reste singulier. Peut-être que la singularité de Barre Phillips, précisément, est d’installer du liant, du chant dans les discontinuités singulières des deux autres… Ce n’est pas une musique facile, mais elle est fascinante et inépuisable, on y découvre toujours de nouvelles choses.
PH