LACY POOL
Steve Lacy n’a cessé de reprendre des thèmes de Thelonious Monk sans jamais coller à l’original. Il s’agissait plutôt d’une étude incessante. Il cherchait l’inédit et l’inconnu que cette écriture, posée par un autre, lui permettrait d’atteindre. Il identifiait, dans ces « standards » de Monk, des formes, des silhouettes – couleurs, contours, chaleurs, lumières, textures –, correspondant à ce qui animait sa propre intimité musicale. Il en faisait son livre de chevet. Mais, dans une telle proximité avec son auteur préféré, ce qui finit par primer et stimuler le désir de connaissance, ce sont les écarts et les différences qui se révèlent entre la forme littéraire et ce qu’elle éveille dans la sensibilité du lecteur. Il n’y a jamais recouvrement parfait. Entre l’œuvre et son ombre portée à l’intérieur d’un lecteur, ou d’un auditeur s’il s’agit de musique, s’installe un intervalle, un vide. Et c’est précisément ce vide, ce décalage temporel et corporel, qui rompt l’enchaînement entre la forme et sa réception – sa gravure au cœur d’une subjectivité – qui permet d’inventer un autre enchaînement, d’aller vers autre chose, de transposer, de bifurquer, d’interpréter. L’interprète, dans ce sens, ne se contente pas de reconnaître et d’exprimer ce qui le touche, il le transforme en connaissance nouvelle.
Steve Lacy reprend inlassablement Monk, non seulement pour mieux connaître l’essence monkienne, mais pour découvrir sa propre musique. « La réaction est “nouvelle et imprévisible”, elle constitue le sujet en un centre d’indétermination dans la mesure où un “vide” a permis que l’excitation reçue s’enchaîne sur autre chose que sur l’activité motrice “naturellement” déclenchée par la reconnaissance spontanée ». L’activité intelligente se confond donc ici avec la capacité d’invention. “Quelque chose de nouveau”, et d’imprévisible surgit du réenchaînement opéré entre l’action subie et la réaction produite: celle-ci ne “s’enchaîne plus avec l’influence reçue, elle improvise quelque chose de nouveau” (cours du 18 janvier 1983). La concaténation des causes n’a pas été miraculeusement suspendue : elle est passée par une machine (désirante) très particulière qui, sous certaines conditions favorables, opère des réenchaînements imprévisibles» (Yves Citton à propos de Deleuze dans L’Avenir des Humanités). C’est de cette manière qu’il faut aborder les relations entre Lacy et Monk, et d’autres relations de cet ordre, fréquentes dans le jazz, soit la reprise d’une excitation reçue d’une œuvre comme discipline pour donner à entendre de nouvelles choses. Et forcément, quand on reprend aujourd’hui Steve Lacy, on s’inscrit au moins partiellement dans le même esprit.
Le trio piano-batterie-trombone de Uwe Oberg, Christof Thewes et Michael Griener ne s’éloigne pas tellement des compositions de Lacy, il évite les digressions et développements trop personnels. Il se concentre sur la dynamique exceptionnelle des thèmes, il épure et cerne au plus près ce qui chante et martèle à l’intérieur de ces airs frondeurs. Il souligne la force inhérente et dépouillée des mélodies. Il peut jouer tout en percussives, en rythmique décomposée, broderie de temps forts, rien que des intervalles qui dansent. Il empoigne une composition sans hésiter à souligner ce qu’elle doit à l’histoire du jazz, avec des accents honky-tonk ou musique de rue, déambulatoire. Il exécute de manière très fluide et aérienne certains thèmes suggestifs, avec de remarquables pirouettes du pianiste Uwe Oberg.
Et après ? Dans le silence qui suit, on sent comme jamais à quel point le lyrisme complexe de Lacy était visionnaire et libérait un potentiel illimité de combinaisons. C’est intéressant parce que la richesse des interprétations que Steve Lacy donnait de ses propres œuvres pouvait occulter l’évidente limpidité des phrases sur lesquelles reposaient ses constructions musicales, formidables hymnes à l’équilibre dans le déséquilibre. Les reprises proposées ici replacent bien ses créations sur leur fil fragile au-dessus d’un chaos festif. L’immense discographie de Steve Lacy présente à la Médiathèque permet à tout un chacun de se livrer à une écoute comparée très instructive. Attention, le saxophoniste soprano n’hésitait pas à enregistrer plusieurs versions de ses compositions, en studio et en public. Il s’auto reprenait.
Pierre Hemptinne