LEÇONS DE TÉNÈBRES
Utrecht. L’équipe de tournage filme de près la Flagellation du Christ du Caravage. Gros plans sur les personnages, leur visage, la tension qui habite leur corps. Malaise du réalisateur qui s’écroule. Cri de douleur sur l’absence de l’être aimé. Nostalgie poignante, culpabilité, visions tissées de scènes homosexuelles. Sensation de perte d’identité dans un monde où l’individu cherche sa place. Le Martyre de Saint Sébastien. Plan fixe. Extase. La Trahison de Juda, le Reniement de Pierre. Cycle de la Passion du Christ à laquelle le cinéaste joint sa peine. « La peinture suppose une possession non un partage d’émotions. » Cinéma d’étreinte dans le clair-obscur bouleversé d’une prison charnelle. Creuset alchimique aux couleurs d’Enfer.
Naples. Tu contemples la vie qui s’abandonne à la nuit. Les corps musclés, lourds, exposant des visages burinés, sont filmés dans la volupté du moment, avec une certaine brutalité, leur sexualité dévoilée comme une sublimation. Théâtralisation des scènes peintes, filmées avec d’anciens amants, puis plans fixes, photographiques, où s’ébat le monde du dehors, de la rue, des chambres, des lieux anonymes baignés de ténèbres. Les contours des corps nus sont soulignés d’un liseré de lumière qui semble émaner d’eux-mêmes ; les visages, marqués de souffrance, posent, soumis à la torture rédemptrice. Attrait du moment fragile, violemment partagé. Les phares des véhicules labourent la nuit et creusent des puits d’ombre cernés par l’éclairage public. La mort, omniprésente, infléchit les formes gonflées d’énergie et esthétise la vie, la rendant désirable. La recherche d’amour y trouve un absolu. Frustrations, cruelle morbidité des passions rentrées.
Rome. Sainte Cécile en marbre, le corps glacé par l’éternel abandon, vibre d’une jeune vie frémissante. Plans fixes, gros plans sur d’autres tableaux. La Décollation de Saint Jean-Baptiste, Samson et Dalila… Autant de crimes sacrés. Carrousel nocturne autour de la Piazza del Popolo abandonnée aux lumières glauques, pendant que le narrateur égrène la litanie de ses amants.
Orage et pluie sur Rome. Chaos visuel d’un voyage sous le tonnerre, les averses, les éclairs. Fondu au noir comme un tiroir vite ouvert, vite refermé, sans qu’on n’ait rien vu de ses secrets. Extraits sonores de la Ricotta, sketch de Pasolini… Musique de Cavalli.
Proposition de séduction : s’offrir puis se retirer. Je me découvre en me mettant dans mon tableau (Caravage), dans mon film (Vincent Dieutre). Expression d’un certain voyeurisme, narcissisme ? Ou contamination de la réalité par la peinture, le cinéma? Faux raccord de nuit qui rassemble tout dans une certaine confusion des formes et des visages. Conscience spectaculaire de l’être. Plans fixes où défile la vie, plans-séquences qui la poursuivent.
Utilisation de trois supports dans ce film : le 35 mm, la vidéo, le super-8. Trois textures d’images qui rendent la nature composite de l’expérience : fixe, granuleuse, picturale. Les tableaux, les villes, les expériences amoureuses. Les Leçons de ténèbres* connurent le succès au XVIIe siècle.
*Les Leçons de ténèbres sont exécutées pour la liturgie des Jeudi, Vendredi et Samedi saints. Le texte comprend cinquante-sept versets constitués par les Lamentations du prophète Jérémie relatant la destruction de Jérusalem en 586 av. J.-C. Divers compositeurs mirent ce texte en musique, utilisant pour ce faire un langage polyphonique dense (Couperin, Vittoria, Charpentier).
Bonus : Entretien de Vincent Dieutre avec Leo Bersani sur le Caravage*
*Sur l’esthétique, les intentions supposées du Caravage, lire l’essai de Leo Bersani et Ulysse Dutoit, Les Secrets du Caravage, Atelier/EPEL, Paris, 2002.