« When was it ever real ? » La Révolution digitale.
Les gens aiment les belles histoires. Ils aiment se plonger dans un monde pour y faire une expérience et peu importe comment ils le font, comment ils y sont parvenus. — David Lynch
C'est devenu une scène culte : ce moment où Neo, autrement dit Keanu Reeves, héros de la trilogie Matrix (Lana et Andy Wachowski, 1999-2003) est sommé de choisir entre deux pilules, la rouge ou la bleue. Les enjeux semblent clairs. La pilule bleue offre le confort d'une illusion maintenue, celle que Neo partage avec l'humanité toute entière, à quelques exceptions près, de vivre sa propre vie dans un monde perçu comme réel. La pilule rouge promet la lucidité et une vie à repousser des simulacres qui ne cessent en vérité jamais de revenir dès lors qu'ils sont la substance même de la pensée.
Il faut dire que depuis 2001 l'Odyssée de l'espace (Kubrick, 1968), nombreux sont les films qui, avec Matrix et plus récemment Avatar (James Cameron, 2009) ou la série Westworld (Nolan & Joy, 2016), se proposent de méditer sur les technologies grâce auxquelles ils sont advenus. De façon consciente ou non, le cinéma produit depuis toujours un commentaire abondant sur les avancées qui le concernent. Mais ce n’est pas l'intention de ce documentaire que de recenser ces occurrences pas plus que de parler de style ou de la façon dont une forme peut trahir ou simplement refléter ses propres conditions d'émergence. L'enquête dont Keanu Reeves veut nous faire profiter est bien plus terre-à-terre que cela, et en ce sens, elle s'impose comme référence pour comprendre le cinéma d'aujourd'hui.
Ce cadre étant posé, on ne s'empêchera pas de noter que la présence liminaire d'un acteur dont la filmographie regorge de personnages enrôlés physiquement dans des hypothèses technologiques, cet acteur, en assumant l'évident tropisme qui le pousse vers ce type d'expérience, pourrait davantage infléchir son sujet vers une approche introspective. Il n'en est rien et au fond, c'est au spectateur de se laisser aller à imaginer ce qui pourrait constituer une postface valable à ce rendez-vous pleinement satisfaisant. Et sans rien céder sur le registre du sensible, on peut bien entendu se montrer pragmatique et admettre qu'un carnet d’adresse bien fourni est également un atout décisif dans un projet documentaire largement fondé sur le recueil d’avis divergents dans un milieu où il vaut mieux avoir ses entrées. Keanu Reeves semble n'avoir eu aucune peine à rencontrer bon nombre de professionnels et à se promener sur les plateaux pour nouer des dialogues sur le présent et l'avenir de leur activité. De fait, devant la caméra de Chris Kennealy, auquel l’acteur s’est associé dans cette entreprise, ne défile que du beau monde : des cinéastes (Martin Scorsese, David Lynch, Christopher Nolan, James Cameron, Roberto Rodriguez, Steven Soderbergh, Greta Gerwig, Lana et Andy Wachowski ou Lars Von Trier, mais aussi et surtout des directeurs de la photographie, des chefs opérateur, des étalonneurs-coloristes et bon nombre de techniciens et d’experts qui, ensemble composent, on le verra, une agora de haut niveau, informatrice autant que polémique.
L’argument du documentaire est aussi cohérent qu’ambitieux : il s’agit de proposer un bref récapitulatif de l’histoire du cinéma en mettant le focus sur les techniques et leur évolution récente (ndlr : le tournage a eu lieu en 2012). Jalonné de témoignages, le panorama prend la forme d’une étude immersive en style direct, « à l’américaine », comprenant des interviews, des séquences didactiques en alternance avec des extraits de film. Malgré l’abondance d’informations, l'enquête tient son rythme, les séquences ne durent pas plus que quelques minutes, à aucun moment le spectateur ne risque de s’ennuyer devant une explication trop longue, un discours trop ardu. À cet égard, Keanu Reeves est parfait dans le rôle de l’insider que son sujet passionne mais qui n’en sait pas forcément plus que n’importe qui d’autre. Sous sa conduite enthousiaste, Side by Side (titre original du documentaire malheureusement traduit en substituant au terme "numérique" celui de "digital", un regrettable faux ami) reprend donc point par point les divers stades de la fabrication d’un film. Des petites animations nous expliquent le fonctionnement d’une caméra ou celui d’un appareil de projection, on enchaîne avec le travail sur l’image comprenant les effets spéciaux, le traitement des couleurs ou la capture de nuit. Ensuite, on aborde la question du montage avant d’en venir à l'épineux problème de l’archivage et celui de l’obsolescence des supports. Étape par étape, métier par métier, on en arrive au chapitre de la réception et du visionnage - en salle ou en miniature, sur un téléphone ? À ce propos, le moins que l’on puisse dire est que les usages et pratiques des spectateurs actuels ne rendent pas toujours justice aux exigences des cinéastes.
Profondément cinéphile, l’analyse – toute relative – des inconvénients et des avantages de l'innovation ne vise pas à opposer deux univers concurrents - pixels vs pellicule -, ni à dresser une hiérarchie des appareils selon leurs prétentions. Après tout, la réussite d'une œuvre dépend encore largement des compétences du réalisateur et de son équipe. Plus que tout cela réuni, Side by side n'est au fond que prétexte à parler de cinéma en mettant l'accent sur l’esprit de recherche dont il découle, passé et avenir confondus. Dans cet ordre de choses, il apparaît que concepteurs et cinéastes travaillent souvent de conserve et que, loin d’appauvrir le geste créateur, les outils numériques s’offrent avant tout comme de précieux alliés de l’imagination, du moins dans un premier temps. Il n’est pas rare en effet qu’une technique en chasse une autre, par un effet de rationalisation économique, induisant au final une perte de liberté. Quoi qu’il en soit, le documentaire ne cherche pas à prendre parti. Bien sûr, l’argentique en tant que voie à préserver d’une disparition probable a pour sa défense autant de chefs d’œuvre avérés que d’avocats convaincus - et convaincants. En passant, on remarquera que le positionnement d’un cinéaste sur ce point ne présage en rien du contenu de ses films, Christopher Nolan, auteur d’Interstellar et d’Inception, deux blockbusters technophiles, offrant un bel exemple de résistance tenace pour le maintien du film argentique.
Sous ses airs candides et sympathiques, Side by Side réussit tout de même à monter une discussion d'envergure sur des enjeux dont le cinéma n’est évidemment pas le terrain d’expression le plus problématique. Les interviews ont été fractionnées puis remontées de telle sorte que les divers intervenants se répondent dans l’illusion d’un dialogue continu. Quelle que soit la teneur et l’orientation de ce débat virtuel, ces bouts de discours mis en tension offrent un argumentaire complet autant qu'éclairant, nuancé quoique partisan et engagé dans son détail. Cette prise de parole alternée a en outre l'avantage d’instituer une dynamique de l’échange qui fait honneur à la qualité des propos tenus par les intervenants. Prouesse du montage ou non, on a envie d’aller à la pêche aux citations. Seul regret, que le cinéma européen (hormis Lars Von Trier et Thomas Vinterberg) soit laissé de côté, production américaine oblige.
Si le numérique échoue encore, selon certains, à atteindre une certaine qualité sensible propre à la pellicule, rien ne semble impossible dans un champ de la recherche qui mobilise autant de moyens financiers. Ce que le numérique affecte mérite toute notre attention. Nous pouvons nous en émerveiller, rester aux aguets, mais plus que dans ses belles promesses, c'est dans ses effets - très réels pour le coup - qu'il requiert toute notre vigilance. Qu'est-ce que l'innovation fait au cinéma ? Comment modifie-t-elle ses contenus, ses formes, la façon dont on le fabrique, les attentes qu'on reporte sur lui, les gestes qu'il éveille, les temporalités, les manières de le voir et de le diffuser, de le penser et d’en parler ? Est-ce un art coûteux, réservé à une élite ? Un moyen d’expression en voie de démocratisation ? Une écriture éphémère ou un adjuvant de la mémoire ? Un art du vrai, du faux, du mouvement, de l’image, une narration, un rêve dans un rêve ? James Cameron nous retourne la question : « Qu'est-ce qui a jamais été réel ? » (When was it ever real ?) Un débat assurément plus ancien que le numérique, plus ancien même que le cinéma.
Texte et captures d'écran : Catherine De Poortere