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Pointculture_cms | critique

ALOPECIA

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Ce qui caractérise les albums de Why? (projet de Jonathan « Yoni » Wolf) et surtout, en amont, les premiers enregistrements de cLOUDDEAD (trio hip-hop hétéroclite comprenant les chanteurs Why? et Doseone et le producteur Odd Nosdam, tous membres […]

4Ce qui caractérise les albums de Why? (projet de Jonathan « Yoni » Wolf) et surtout, en amont, les premiers enregistrements de cLOUDDEAD (trio hip-hop hétéroclite comprenant les chanteurs Why? et Doseone et le producteur Odd Nosdam, tous membres fondateurs du label indépendant Anticon situé dans la Baie de San Francisco), c’est d’abord le chant, parfois dissonant, le travail vocal non stéréotypé, le flow bien distinct, l’intonation personnelle, celle de Jonathan Wolf, mélodieuse, lunatique et fêlée, toute différente de celle, nasale et rapide, d’Adam Drucker chanteur sous le nom de scène Doseone, actif notamment dans le groupe Subtle. Cette façon de poser les syllabes, de lancer le texte et de donner le plus et le moins d’ampleur, de qualité mélodique et de relief à leur abondante poésie est déterminante. Le sens des textes, profondément personnels, émerge de leurs voix. Lire les paroles dans les livrets de ces albums ne révèle quasi-rien, c’est presque littéralement du charabia illisible et muet. Rendez à ces textes leur flow et vous obtenez un langage poétique fort, des mélodies suaves et un groove hésitant, mais irrésistible. Les deux albums de cLOUDDEAD, « cLOUDDEAD » et « Ten », le premier album de Why? « Oaklandazulasylum » et d’une autre façon, le second, « Elephant Eyelash », déjà plus formaté pop, regorgent d’exemples où la musicalité fleurit avant tout du travail des voix et d’une musique qui puise toute sa richesse, sa force de frappe, dans la combinaison du rythme et de l’aspect mélodique en dépit des moyens techniques réduits mis en œuvre. Cela donne au moins trois albums de hip-hop alternatif et différencié que je n’échangerais contre aucune nouveauté plus sophistiquée. Tout prend un aspect bancal et vicié, le son est d’autant plus appréciable qu’il est conçu à partir de quelques sillons, quelques drones de bas étage et des morceaux de batterie bien découpés. Mais les choses évolueront lorsque Why? deviendra un groupe à part entière en 2005 peu avant « Elephant Eyelash » et qu’il prendra encore plus d’assurance mélodique et instrumentale en 2008 avec « Alopecia ».

Ce qui distingue donc ces quelques disques encore aujourd’hui, c’est un éclectisme musical et sonore sans tapage ni exubérance, sans grands effets, mais ô combien malin, foisonnant, hardi, honnête et captivant. Il y a aussi une constance musicale, émotionnelle et dramatique qui traverse la plupart des projets de ces musiciens. Ce mélange de tristesse, de désenchantement, d’insatisfaction, de rage et de vigueur, ce sentiment de compassion et cette volonté de soulagement et d’amour, toute cette charge sentimentale est traduite en phrases musicales sensibles et émouvantes dans plusieurs disques marquants de cette grande famille de musiciens. C’est pourquoi ce hip-hop n’est vraiment pas ordinaire, il n’est pas triste, il n’est pas non plus léger, il explore profondément le comportement humain, il est d’une beauté grave comme certains drames de Shakespeare ou de Mahler. Cette dimension poétique et une sentimentalité rock croisent la vigueur et l’ironie du hip-hop dans « A new white » de Subtle ou « 13 & God » un projet parallèle de Doseone, dans « In the shadow of the living-room » disque de Reaching Quiet, projet de Why? et Nosdam, ou encore dans « We know about the Need » de Bracken où Nosdam s’est impliqué aux côtés de Chris Adams du groupe Hood… Les ambiances, les climats, les rythmes y sont parfois noirs, grinçants, sans illusion, comme les romans du même nom, mais il y a un aspect ludique et fantastique qui ressemble à un croisement des mondes de David Lynch et de Tim Burton. Des musiciens qui n’embellissent pas le monde américain dans lequel ils baignent, mais le projettent avec une sensibilité musicale surréaliste puisant dans leur vécu, leur ressenti et leur appréhension d’un tel monde.

Cette vivacité vocale du hip-hop, gracieuse et vigoureuse gymnastique de la langue, est bien présente dans les albums de cLOUDDEAD qui bénéficient d’arrangements audacieux à plusieurs voix. Quand aux disques de Why?, d’une tonalité plus « poplo-fi folk », l’aspect mélodique du chant est plus recherché. Si les deux projets ont une évidente filiation, ils se distinguent dans leur approche musicale. cLOUDDEAD a une tonalité plus électronique et hip-hop usant plus abondamment de vinyles et de beats caractéristiques, alors que Why? introduit pas mal d’instruments « réels » tout en élargissant la palette des samples dans « Oaklandazulasylum ». Guitare, basse, batterie, piano s’imposent délicatement dans « Elephant Eyelash » quand Why? devient un groupe de quatre puis de cinq musiciens.

Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est encore une fois tout le génie de ces musiciens hip-hop, de choisir les samples, de sélectionner les beats et marquer le tempo, d’agencer les sources en strates, de redoubler du talent d’arrangeur et de procéder à une variété d’atmosphères qui ne perdent jamais de vue, la dynamique, le groove, les enchaînements et l’équilibre de toute chose. Tout est taillé pour le rythme ? Peut-être pas, car chez Why? et cLOUDDEAD, comme dans certains albums personnels de Doseone (écouter « Slowdeath ») et Odd Nosdam (écouter « Burner ») le rythme, parfois étiré ou mis à plat, est empoisonné de mille digressions. La linéarité musicale et l’exclusivité culturelle sont rompues par des détours que ne comprennent pas les puristes en tous genres. Ces musiciens n’ont rien à faire de l’orthodoxie monothéiste du rap actuel, ni de savoir s’ils font partie de l’une ou l’autre communauté musicale. Pas de respect des règles de genre, pas de pose, pas de déguisement, pas de masque. Pas de ségrégation d’aucune sorte. Pas de tabou quant à leurs névroses, leur tendance dépressive, leur imaginaire musical qui rapproche les Beach Boys, le gangsta rap, les atmosphères cinématiques, les saturations de My Bloody Valentine, le field recording abstrait de Tim Hecker ou le bricolage folk d’un Beck. Mais les rythmes englobent, en plus des voix, une collection d’événements musicaux surprenants et savoureux, obtenue par le collage et la manipulation la plus adroite d’un matériel électronique léger, de vieux vinyles bannis et de samples de batterie tirés à quatre épingles ou au contraire, boiteux, inventés tantôt par le génial jongleur Odd Nosdam, tantôt par Why? lui-même ou le poète-mc Doseone dans ses propres albums.

« Alopecia » confirme le changement de tempérament et une orientation musicale pop déjà annoncée dans « Elephant Eyelash ». Ces deux albums ne sont pas conçus avec les mêmes matériaux fragiles, incertains et brinquebalants qui animaient les chansons émouvantes de « Oaklandazulasylum ». Celui-ci émerveillait par tant d’inventivité instrumentale précaire érigée en arrangements aérés contrastant assez avec le contenu dépressif et cru des textes. Un premier album, paru sur le label Anticon en 2003, oscillant constamment entre douceur et frayeur, caresse musicale acoustique et atmosphères troubles, mélodies abîmées et sarcasmes. Avec sa science de l’enregistrement, du découpage et du rythme, héritée du hip-hop, Why? harmonise et mixe des instruments acoustiques (guitare, jouets, piano à pouce…) et des sons électroniques d’une manière inédite, mais un brin « autiste ».

« Elephant Eyelash » démarre sur la même sensibilité, comme issu du monde enfantin, mais il est beaucoup moins bancal, moins bricolé. C’est un enchantement de couleurs instrumentales tendres, les orchestrations sont mieux ficelées, les arrangements ne cachent pas leur entrain. C’est un disque plus positif, moins dispersé que le précédent. C’est une excellente formule pop centrée sur le jeu de quatre musiciens, le frère de Jonathan, Josiah Wolf à la batterie, Matt Meldon à la guitare, Doug McDiarmid, touche-à-tout, et Yoni Wolf, tout ragaillardi et bien décidé à composer les meilleures mélodies du monde au sein des arrangements les plus subtiles. Un album où le piano et les guitares acoustiques sont exploités avec beaucoup d’imagination.

« Alopecia », encore plus solide, est un disque du même tonneau, mais plus électrique. Des arrangements très soignés, équilibrant les différentes sources. Un chant plein d’assurance adouci de backing vocals féminins soyeux. Yoni Wolf n’est pas encore à court d’idées. Ses mélodies sont chaleureuses et résistent à l’assaut des guitares. Son intonation grave et granuleuse détient une force tranquille dont il n’abuse pas. L’espace est bien partagé, on peut même entendre Doseone chanter du nez en retrait. Le son est plus massif que par le passé, mais la production, que l’on doit aux deux frères Wolf, assure lumière et zones d’ombre. C’est l’album de Why? qui assume le mieux cette ambivalence entre noirceur et insouciance. Yoni Wolf a retrouvé le goût de la vie, de la dérision et de l’autodérision. Sentiments qu’il partage ici avec Andrew Broder et Mark Erickson, musiciens du groupe Fog, tous deux engagés sur « Alopecia » parmi une belle volée d’invités familiers dont Jeremy Ylvisaker (guitariste chez Andrew Bird et Dosh), Jeff « Jel » Logan (producteur hip-hop, moitié du duo Themselves et auteur d’albums sous le nom de Jel). Il y a vraiment du génie chez ce bonhomme pour obtenir des nouvelles harmonies avec quelques instruments de base. Il fallait sans doute qu’il fasse l’école libre du hip-hop avant de faire du rock pas comme les autres.

Quelques sillons plus tôt…

S’il vit aujourd’hui dans la région de San Francisco, plus précisément à Oakland (où il a contribué à créer le collectif et label Anticon en 1997) Jonathan Wolf est né à Cincinnati au sud de l’Ohio et du Lac Erié. C’est en tombant par hasard sur un vieil enregistreur 4 pistes dans la synagogue fréquentée par son rabbin de père, qu’il commence ses expérimentations musicales qui le mèneront à s’essayer au rap, à la mauvaise poésie comme il dit et à la batterie. Dans sa ville natale, sa mère édite des livres d’art; il suit à son tour les cours artistiques à l’université et rencontre Doseone avec lequel il formera les groupes Apogee, Greenthink et cLOUDDEAD.

Dès le premier album éponyme de cLOUDDEAD (compilation de leurs enregistrements sur vinyles) paru en 2001 sur le label Mush, l’auditeur est embarqué dans un monde hip-hop liquide et grand ouvert sur d’autres sensibilités sonores et musicales qui flirtent ouvertement et avant l’heure avec le field recording et le drone qui donnent une allure mystérieuse, hantée et cinématique aux chansons. Quand on pratique l’enregistrement dans l’appartement de ses parents, à Cincinnati de 1998 à 2000, il n’est pas rare que des bruits de couloir et d’autres souvenirs sonores se confondent avec les craquements de vinyles, se greffent aux histoires balancées en rimes et en images. La production est encore plus élaborée dans l’album de 2004, « Ten », élégant, morbide, épouvantable, surréaliste. Mais pas de surenchère ni de surproduction. Ce qui frappe tout au long des deux disques, c’est la construction du chant, l’utilisation de backing vocals féminins, l’imagination dans les samples. Les beats n’ont rien de commun, les breaks de batterie sont sectionnés à la loupe. Une esthétique ambient puissante et des drones consistants grondent et s’insinuent dans les rythmes. Doseone et Why jonglent avec leur voix, mais ils ont une façon peu commune de se renouveler, de ne pas verser dans l’excès, d’oser disparaître et se fondre parmi les samples derrière les collages étranges et de revenir sous une autre forme, à tel point que cet album prend l’allure d’un film à tiroirs, tel un « Twin Peaks » du hip-hop.

Pierre Charles Offergeld

 

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