XERROX, VOL. 1
« Every individual decision is nothing but coincidence, every artistic decision is coincidence. »
Derrière une façade proche du design industriel, de l’ingénierie, où l’efficacité, le rendement semblent avoir été longuement calculés et minutieusement paramétrés, se déroulent en réalité des processus arbitraires, chanceux, et surtout autonomes. Pour lutter contre la tentation de l’artiste de tout contrôler, et de tirer toute sa fierté de son pouvoir absolu sur l’œuvre, Nicolai a très tôt élaboré des processus de travail voués à lui échapper, à prendre une vie propre et à produire, c’est sans doute là le principal, des résultats inattendus. Une grande partie de son travail est basé sur l’informatique, une technique à deux visages. D’un côté, les bases mathématiques de l’informatique lui assurent des résultats déterminés, organisés, presque prévisibles, mais elle est également le domaine du chercheur, du hacker, du nerd… tous types recherchant avant tout le déséquilibre, la faille, la défaite de la machine comme objet utilitaire. Son mode de pensée est précis et rigoureux, mais aussi oblique, expérimental.
L’approche de Carsten Nicolai reprend à son compte, dans un domaine artistique, les bases de la théorie du Chaos, qui professe qu’un système dynamique peut soudain devenir instable après une longue période de prédictibilité, et que tout système présente une « sensibilité aux conditions initiales » qui détermine son futur comportement. Ainsi le désordre peut naître de l’ordre, et le chaos apparent dissimuler un fonctionnement rationnel complexe. De la même manière, les modules autonomes de Carsten Nicolai présentent un résultat final qui est entièrement dépendant des multiples variables microscopiques qui la produisent. La vue d’ensemble finale, macroscopique, est une conséquence, et non simplement une somme, des éléments qui la composent. En introduisant des parasites, des erreurs, des perturbations, dans les schémas utilisés pour produire sons et rythmes, et en accentuant l’interdépendance de tous les éléments, il provoque des accumulations, des renforcements de certains comportements, des empilements anarchiques, des dérèglements, qui font déborder ses constructions du scénario préétabli.
Cette vision de la machine folle, emballée, est autant appliquée à ses constructions informatiques qu’à ses concepts artistiques de départ. On la retrouve ainsi également dans ses sources d’inspiration, et dans ses sources sonores. La série « Xerrox » par exemple s’inspire de la photocopie et des dissonances, des variations incontrôlables, qui naissent convulsivement lorsqu’on photocopie une photocopie d’une photocopie d’une photocopie, etc. En poursuivant à l’infini le processus de copie imparfaite, mensongère, dissociée de la condition initiale, de l’image de base, on obtient la génération spontanée d’un monstre, qui prend rapidement une vie propre. Chaque nouvelle réplique est non seulement imparfaite, mais de plus en plus éloignée de l’objet de départ, jusqu’à en devenir elle-même un nouvel original, entièrement distinct de la source première. Le peu d’informations que répliques et originaux conservent en commun introduisent une complexité et surtout une ambiguïté qui fait la richesse des constructions de Nicolai.
Évoluant à la frontière, encore récente, de l’art sonore et de l’art plastique, Carsten Nicolai présente un travail qui utilise autant la perception de l’œil que celle de l’oreille. Ces travaux ont autant sinon plus leur place dans les galeries et musées d’art contemporain que dans les salles de concerts. S’il multiplie les pseudonymes comme musicien (noto, alva noto, cyclo avec Ryoji Ikeda, ainsi que d’autres collaborations encore, avec Mika Vainio ou Ryuichi Sakamoto par exemple), avec pour chacun une distinction subtile (alva noto serait ainsi le projet « pop » et noto le projet « scientifique »), Carsten Nicolai est également connu sous son nom pour ses installations plastiques, dans lequel il établit des parallèles entre le son et la matière. Depuis l’informatique, il est possible de visualiser le son de manière graphique et de le manipuler sur cette base, en exploitant la forme sinusoïdale des fréquences, la grille des structures rythmiques, et de superposer ainsi les deux approches, traitant le son avec l’œil et le visuel sur des bases rythmiques. Le prolongement le plus immédiat à cette démarche est le travail vidéo qui accompagne ses performances live, où l’image est un support directement issu de la structure musicale, en en reprenant les dynamiques et les tonalités, non dans le sens d’un décor, qui ne serait qu’un complément accessoire du son, mais comme l’autre versant d’une œuvre qui mettrait tous ces éléments sur un même pied. De la même manière, ses œuvres plastiques intègrent le son non comme un ajout subsidiaire, un enjolivement, mais comme une donnée entrant à la fois dans le projet final et dans le processus d’élaboration, lors de la conception de chaque projet. On y retrouve à l’œuvre des thématiques similaires : l’aléatoire, la microscopie, la dégénérescence, la physique du son, la codification de l’information, etc. Il établit ainsi une conversation qui se traduit par la transcription d’un domaine à l’autre, c’est-à-dire la visualisation du son d’une part, et la composition graphique de ses pièces sonores d’autre part.
Benoit Deuxant