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Pointculture_cms | critique

REBETIKA

publié le

D’emblée, on écoute le son original d’une époque antérieure, un climat lointain et l’on devine comment et pourquoi il nous touche, par cette dramaturgie de la marge, sociale et sentimentale, ce chant tendu parcouru de pauses éblouissantes, […]

 

D’emblée, on écoute le son original d’une époque antérieure, un climat lointain et l’on devine comment et pourquoi il nous touche, par cette dramaturgie de la marge, sociale et sentimentale, ce chant tendu parcouru de pauses éblouissantes, électriques, des secousses vides qui pourraient chaque fois annoncer son évanouissement. Pourtant, il repart, rien ne l’arrête. Il y a dans ce chant tout le pathos d’une modernité dont la marche en avant blesse les corps et les esprits, inventant de nouvelles exclusions, propageant de nouveaux états d’âme « maladifs », formes inédites de la nostalgie et autres neurasthénies. La créativité et la verve populaires transforment ces affections en forces et en styles, en mode de vie revendiqué, longues plaintes lyriques pouvant aller jusqu’à la transe joyeuse de l’oubli.

Le rebétiko est né dans les années 20, il s’ouvre à des influences orientales, ce n’est pas qu’un style musical, c’est toute une culture qui chante les bas-fonds, la prison, la prostitution, la drogue, l’amour perdu, la violence et, surtout, la différence. Tout cela, d’un coup, rejaillit avec le vieil enregistrement qui ouvre ce CD de 2010. Le grésillement régulier du microsillon fait partie intégrante de la mélodie, fin crachat mélancolique, mécanique. Ce que l’on entend à l’œuvre est une transmission de mémoire, car c’est par l’étude rapprochée de ces enregistrements historiques qu’Andy Moor et Yannis Kyriakides ont décidé de reprendre ce qui leur semblait « immortel » dans le rebétiko. Le témoignage conservé dans un objet industriel en vinyle se réveille et migre d’un support rigide vers un support vivant, le cerveau des musiciens actuels qui vont en donner une interprétation contemporaine. Le bruit de l’aiguille dans le sillon évoque aussi bien la manière dont le son se grave dans la mémoire humaine. C’est par ce biais que les deux musiciens nous indiquent comment ils ont été submergés par l’atmosphère du rebétiko, et l’ont reçue en héritage. Comme dans un certain film de Woody Allen où un spectateur, dans une salle de cinéma, traverse l’écran pour entrer dans le film, Andy Moor et Yannis Kyriakides, avec leurs instruments, guitare et ordinateur, et leur propre histoire d’écorchés de la modernité avancée, se glissent délicatement dans ce premier chant. Ils ont franchi l’écran et deviennent acteurs discrets de cette musique. Ils l’accompagnent à distance, renforcent, soulignent des détails, introduisent l’amorce de bifurcations – par des rythmes, des sonorités, des échos –  vers une autre actualité du son marginal, mais sans insistance.

rebetika

C’est la voie qu’ils développeront dans les morceaux suivants sans pour autant sombrer dans la transposition totalement libre, affranchie du modèle. Car, pour chaque plage, le titre d’un rebétiko classique est renseigné et, même dans la digression la plus éclatée, où, par exemple, le passé punk et déjanté de Moor se reconnaît dans l’âme rejetée du rebétiko et alors s’embrase, la pulsation est maintenue, elle parcourt les éclats soniques de frissons saccadés. Citation, imitation, reproduction, déformation, coupure, réverbération, collage, déviation, explosion sont les diverses techniques, hétérogènes, employées pour projeter le rebétiko dans toutes les dimensions musicales du présent. Les deux musiciens réussissent de très belles choses comme cette noce allumée, pétillante du dub et du rebétiko qui prend l’allure de retrouvailles charnelles des musiques qui se trouveraient des sources communes. Si des convergences fictionnelles sont montrées, des dilutions aussi sont mises en scène. Des couches de guitare et de sons électroniques éparpillent des bribes de chant et de cordes traditionnels tout au long d’errances urbaines stressantes, il n’y a plus de repères (or le rebétiko se construisait avec un vocabulaire bien établi et un corpus de repères « obligés »). Il n’y a plus de centre. On entend une tradition se défaire, se décomposer et se fondre dans d’autres tissus sonores. Le rythme de l’hyper industrialisation urbaine recouvre et balaie de son réseau bruyant les fragments linéaires des chansons anciennes. On ne pleure et n’exhibe plus ses stigmates comme avant.

Mais ces chansons restent, leurs particules se collent dans les espaces, les intervalles, et agissent comme des fantômes. La marge musicale urbaine s’est déplacée et s’exprime autrement, dans d’autres célébrations nocturnes du corps et du psychisme, dans des déconstructions sonores nerveuses, dans l’élaboration d’organologies musicales de résistance où s’associent, au corps des musiciens et danseurs, diverses technologies et technosciences. Ça chante autrement, mais de façon souterraine, le lien est conservé avec les anciens répertoires marginaux. Une filiation se construit de singularité en singularité, à travers les époques. À certains carrefours, la fontaine du passé coule intacte, lumineuse, comme un mirage, avant que ne se reforme le dôme assourdissant et multiforme des villes rongées par la drogue, l’emprisonnement, la violence, l’amour impossible, l’alcool, le refus de la différence. Pour rendre hommage à cette coulée rafraîchissante lointaine, Kyriakides agrandit à l’ordinateur certains détails extatiques du rebétiko – ces instants magiques où dans la dynamique incroyable de la voix et des bouzoukis, une immobilité contradictoire, silencieuse dans le cri puissant, brille avant de rejoindre la face obscure de la musique – et construit de splendides miroirs sonores virtuels où aujourd’hui se contemple dans hier, et vice-versa. Une stridence réfléchissante, un rideau de larmes figées.

 

Pierre Hemptinne

 

 

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