OUT TO LUNCH
Le New Jazz Orchestra d’Otomo Yoshihide revisite le Out to Lunch d’Eric Dolphy. En apparence, presque un fac-similé ! L’original était pour quintet. La reprise est assurée par quinze musiciens
affûtés. La coloration du quintet fondateur est respectée, bien entendu: saxophone alto, flûte, trompette, vibraphone, clarinette, basse, batterie… La puissance de feu sonore d’Otomo repose sur une plus grande diversité de saxophones (alto, ténor, baryton), s’assure la possibilité de juxtaposer des sonorités différentes de trompettes, de superposer des couches de sax… Et il y ajoute trombone, guitare, piano, sho (instrument traditionnel japonais) ainsi qu’une panoplie actuelle : computer, sinewaves, contact mic, no-imput mixing board…! Pour un hommage turbulent.
La suite des thèmes est identique, joués dans l’ordre. Mais avec une machinerie démente. Tout est survitaminé, hyperactif, bardé de muscles, veines gonflées, pression maximale. Il y a une amplification radicale du style et des moindres spécificités de Dolphy. Un enthousiasme forcené, débordant, qui en rajoute (dans le bon sens du terme) pour révéler la puissance d’une aura méconnue. Les musiciens surinvestissent leur sujet. Mais sans être pompiers, ni grandiloquents ni sirupeux. Ca pêche, c’est un ballet de mouvements agités, démonstratifs, inventifs. Peu de silences, sauf s’ils sont voulus comme cassures, et peu de respirations, de mou : à la conduite puissante, à l’enchaînement saturé des intervenants orthodoxes se surajoutent les griffures acerbes de la guitare électrique qui tisse son commentaire alternatif, et dans les creux palpitent, crépitent toutes sortes de « parasites » électroniques… La masse sonore est impressionnante, survoltée, combative, hérissée et compacte.
Par comparaison, la version originale révèle une « génialité » qui se dit et se donne avec très peu d’étalage, presque humblement, indifférente à l’aura. Les « blancs », les cassures, chez Dolphy, ont quelque chose de désinvolte, le reflet d’un dialogue avec le passage à vide, le silence. Les phrases sont parfaitement exprimées, volontaires, refusant l’affirmatif exagéré, souvent un peu famélique, mélange de clairvoyance savante et de timidité.
Tout ce qui caractérise la version du News Jazz Orchestra est probablement dû aux nervosités contemporaines. Aux maladies nerveuses qui grouillent de part et d’autre des phrases musicales. Il faut plus d’excitation aujourd’hui pour rendre un thème audible, pénétrant. Plus d’agressivité.
Les différences de tonalités dues aux différences d’époques sont très palpables à plus d’un titre. Dans l’original, Something Sweet, Something Tender reste quelque chose de doux, d’hésitant, une divagation romantique; la reprise installe progressivement une tension anormale, c’est angoissé, maladif, hanté par la débandade, ressassant les dimensions conflictuelles de la relation à la tendresse. Gazzeloni est au départ une errance fluide, lâche, flûte et vibraphone, une musique éthérée faite d’ondulations frêles. Le contraste est radical : une charge de quatre minutes, dense, foldingue, menée par une guitare battante. Un court typhon speed et hystérique qui s’époumone. Mais dans le tas, quand on fixe l’oreille dans cette matière intense, on distingue toutes les traces de fragilités refoulées, aux abois, cette manifestation de force est friable.
En soulignant, en accentuant, en annotant, en commentant l’œuvre de Dolphy, tout en l’interprétant, Otomo Yoshihide transforme « Out to Lunch » en hypertexte jazz d’une grande dynamique complexe, profonde.
Sur « Straight Up And Down », le New Jazz Orchestra greffe une longue errance sonique, improvisation disparate, incertaine, mêlant les modulations fragiles des nouvelles pratiques électroniques aux saillances abruptes, paumées des instruments «ordinaires» (sax, trompette…). Cela s’appelle « Will Be Back », clin d’œil à la pochette de l’original où l’on voit un tel écriteau sur la porte d’un commerce…
L’écoute aller-retour entre l’enregistrement d’Eric Dolphy et celui d’Otomo Yoshihide est, non seulement instructive, mais exaltante, c’est se soumettre en alternance à des régimes de sons très différents, tout en entendant, d’une certaine manière, la même musique..
Eric Dolphy, « Out To Lunch », UD6885 (Blue Note, 1964)
PH