ELECTRONICS
Lorsque Reinhold Friedl a fondé l’ensemble Zeitkratzer, avec Axel Dörner (qui entre-temps quitta l’ensemble), son but était de rassembler neuf musiciens solistes (plus un ingénieur du son et un régisseur lumière) provenant des quatre coins de l’Europe, et surtout d’horizons musicaux extrêmement variés, afin de travailler ensemble, à Berlin, sur des pièces du répertoire contemporain. Le projet a ensuite été étendu à une série de commandes particulières faites à des compositeurs aussi divers que John Duncan, Jim O’Rourke ou Bernhard Günter, ainsi qu’à de nombreuses collaborations, de préférence avec des musiciens non-académiques ».
Certaines de ces collaborations se sont étendues sur plusieurs années de travail, assorties de présentations publiques, et culminent aujourd’hui dans la trilogie « electronics ». Zeitkratzer a ainsi travaillé pendant plus de dix ans avec Carsten Nicolai et Terre Thaemlitz et s’est produit plusieurs fois en concert avec Keiji Haino. Les trois présents disques documentent ainsi les premières compositions de ces musiciens pour un ensemble instrumental. Le résultat de ces expériences est extrêmement étonnant dans sa variété. Dans aucun des cas, il ne s’agit d’une « simple » transcription d’une musique électronique en une version acoustique, unplugged et, même si dans le cas de Terre Thaemlitz il existe une version électronique de certaines des pièces (l’album Routes Not Roots sorti sous le nom de K-S.H.E), la plupart ont été élaborées en commun. Chacun des disques de la trilogie présente un nouvel aspect de l’ensemble Zeitkratzer. Ainsi le défi de la collaboration avec Carsten Nicolai fut de trouver un équivalent instrumental aux expérimentations électroniques du musicien, basées sur des entrelacs ascétiques de sinusoïdes pures et de bruit blanc. Les musiciens ont donc délaissé leurs instruments respectifs pour jouer de divers types de générateurs de sons électriques : prises de courant, poste de télévision, etc. accordant une physicalité nouvelle à la musique de Nicolai. Ainsi extraite du domaine digital, elle réalise ici un potentiel lyrique, quasi romantique, déjà annoncé par ses récentes productions sous le nom d’Alva Noto et par sa collaboration répétée avec Ryuichi Sakamoto.
La collaboration avec Keiji Haino, si elle peut sembler a priori plus conventionnelle, se révèle rapidement tout aussi confrontationnelle. L’ensemble et le soliste sont placés face à face en un affrontement qui souligne plus qu’il ne les résout l’opposition entre les deux écoles musicales. Le Japonais passe de la guitare à la batterie puis au theremin et au chant, tandis que l’ensemble, derrière lui, ne lui cède en rien ni dans la fureur bruitiste ni dans le réductionnisme, traçant des hululements de violons parallèles à ceux du chanteur, nourrissant constamment un drone organique très riche, et se cabrant avec lui lorsque la tension monte.
La collaboration avec Terre Thaemlitz fut entamée il y a une dizaine d’années, lorsque ce dernier publiait sur le label Mille Plateaux quelques disques-manifestes associant une forme froide et violente d’électroacoustique digitale, un activisme politico-sexuel, et un goût pour le détournement radical. Elle s’est poursuivie en parallèle à la carrière du musicien, entre-temps exilé au Japon, à travers ses nouvelles obsessions musicales, hommages détournés au dancefloor et à la house, tel qu’on pouvait l’entendre sur les albums publiés sous le nom de « Fagjazz », de DJ Sprinkles (Midtown 120 Blues) ou encore de K-S.H.E. (Kami-Sakunobe House Explosion). Ce troisième disque est ainsi l’album le plus pop de la trilogie, et probablement de toute la carrière de Zeitkratzer à ce jour. Il enchaîne de longs morceaux dansants amples, quasi épiques, dans la lignée des mix deep house classiques, détournés en pièces militantes exubérantes, à des passages mélancoliques plus méditatifs, ne conservant de la house que tonalités éparses et quelques éclats de piano à la fois chatoyants et chagrins.
Benoit Deuxant