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Pointculture_cms | critique

PLAISIRS INCONNUS

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La Chine à quai...
La Chine à quai...

Tout est quasiment en plans larges. Les individualités sont prises de loin, les personnages sont des silhouettes. Psychologie des silhouettes. Leurs caractéristiques se marquent dans les contours, au niveau des attitudes globales, des déplacements, des pauses. Pas de gros plans, très peu de détails. Cela donne l’impression, déjà, que les personnes se débattent dans un ensemble qui les dépasse. Luttent contre des forces dépersonnalisantes. Ils sont noyés dans un destin, destin du pays, destin du peuple, destin d’une idéologie. Il n’y a pas de héros dans la fiction et aucun vedettariat dans le style des acteurs. Le scénario n’est pas calculé pour « faire prendre » une histoire, pour captiver l’attention, répondre à des critères de plaisir. Ce n’est pas ce genre de scénario bien rempli où tout est calculé pour s’enchaîner, pour éviter le vide et la perte de régime. Rythme soutenu pour divertir dans une vie pleine comme un œuf, saturée déjà d’incidences, d’abondance. Ce n’est pas du cinéma monté sur ressort. Au contraire, il semble que le cinéaste veuille filmer en dehors du scénario. Ce qui l’intéresse, ce sont les ressorts foutus, la pénurie et non l’abondance. Il a une histoire en tête, certes, qu’il veut représenter. Et qui est parlante. Mais ce qui semble l’obséder surtout est de montrer une société qui change, une société en pleine mutation, pas seulement au niveau économique, politique et social, mais au niveau de l’imaginaire collectif. De ce que cet imaginaire met à disposition pour l’épanouissement, comme profil d’identification. Et pour ça il montre l’état des choses, lentement, posément, fixement. L’état de l’administration, l’état de fonctionnement du quotidien. Le relationnel entre générations. Cela prend du temps. Rester à l’affût, saisir ce qui se passe autour de l’histoire narrée, autour de la reconstitution de ces existences enchevêtrées lâchement, reproduire pour essayer de comprendre les mobiles enfouis des uns et des autres. Reproduire la défaite quotidienne pour en déceler les failles. Filmer, dans les décors, dans les couleurs, les lumières, les mouvements, ce que cette reconstitution de tranches de vie suscite, déclenche, révèle. Revoir et scruter le ‘délitement’ des vies.
Le film a les lenteurs de l’hébétude, de l’incrédulité aussi. La patience.
La bande sonore est une source d’information remarquable, renforçant le visuel : des bruits d’une industrialisation désuète, des moteurs de pacotille, des incantations dérisoires, des slogans, des rengaines maoïstes omniprésentes. On est dans la Chine post Mao et pourtant sa pensée est toujours là, prégnante. Comme si la propagande ne pouvait finir, continuait sa lancée, était jugée « toujours bonne à quelque chose ». Elle est là dans la rue, dans les activités des jeunes de cette troupe culturelle, dans la morale serinée par les anciens. Comme un reste prodigieux, quelque chose qui ne passe pas. Pour masquer que rien n’est survenu pour donner un avenir aux jeunes. Tout manque. Néanmoins, ces jeunes ne sont pas dupes, ils savent dans quel monde ils vivent, ce qui se passe dans la partie « capitaliste », le « grand monde ». C’est ce qui plonge cette jeunesse chinoise du film dans une schizophrénie ahurissante. Ils vivent avec des modèles intériorisés de bonheur, venus d’ailleurs, inaccessibles, donc fallacieux, dans une société qui n’en permet aucune concrétisation. Ils bricolent avec des ersatz, des imitations, des sous-produits. Des fétiches de l’occidentalisation. Alors que les haut-parleurs continuent à leur prêcher un paradis radieux d’un autre type, « communiste » (même si le mot n’est plus prononcé) ! Les modèles d’identification ne valent rien, ne font qu’accentuer la vacuité, monnaie de singe. D’où cette anomie esthétique des personnages ! Les difficultés ordinaires des relations amoureuses en sont comme redoublées, tous les désirs comme frappés d’absurdité. Sans perspective. Entre exalter l’aura de Mao ou singer l’Occident, la jeunesse se débrouille pour trouver une sortie décente. Un film lent, en plongée, plan fixe sur la schizophrénie collective d’une jeunesse.
(Pierre Hemptinne, Charleroi)

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