14-18: quand la musique s'enrôle
Sommaire
Maurice Ravel Mai 1917
Si la musique classique a souvent cherché à se poser en langage universel, elle n’en est pas moins un des plus fidèles miroirs des identités ; elle a même sérieusement contribué à construire ces dernières. Ce paradoxe, en lui-même, pourrait devenir une source d’enrichissement mais, en 1914, la France le vivra plutôt comme une crise aigüe: l’engouement pour la musique allemande et pour ses chefs d’orchestre charismatiques, les « Kapellmeister », n’est plus compatible avec l’idéal patriotique. Entre musiques française et germanique, la guerre fait renaître et radicalise une tension qui, sur le plan stylistique, opposait déjà Saint-Saëns et Franck au siècle précédent. Le fossé, cette fois, est profond et va persister, avec ses temps forts et ses accalmies, jusqu’aux accords de Locarno en 1925. Sonnant officiellement l’heure de la réconciliation, les états tenteront alors de rendre à la musique son rôle de langage international et de messagère de paix.
Accords de Locarno: séances de signature du 16 octobre 1925
C’est dans l’esprit dit « de Locarno » que l’on verra ainsi, en présence des diplomates allemands et autrichiens, le Ministre de la Guerre français Painlevé décerner au chef d’orchestre Bruno Walter le titre de « meilleur ambassadeur », et que les rencontres musicales franco-allemandes, transformées en événements politiques, porteront le nom officiel de « manifestations d’entente artistique internationale ». Cet état d’esprit constitue une trêve historique dans un conflit culturel et identitaire que l’on pourrait faire remonter à la guerre franco-prussienne mais dont les racines sont peut-être un peu plus complexes.
En effet, en tant que fille des Lumières et de la révolution de 1789, la 3ème république, qui se veut émancipatrice et universelle, voit sa destinée naturelle fortement déviée. La guerre de 14-18 efface le caractère universel du message républicain pour axer celui-ci sur une position de défense patriotique. Un malaise idéologique s’est installé entre les deux pays : du côté germanique, l’idée même de la paix est jugée malsaine par les artistes et les intellectuels qui se revendiquent du « Deutscher Sonderweg », l’« autre chemin allemand ». Se réclamant de Goethe et de Schiller, ils proposent une vision civilisatrice centrée sur la culture et une structure sociale égalitaire ; l’élite intellectuelle allemande, faite de bourgeois et d’aristocrates cultivés, s’opposent au système français qu’ils jugent barbare et trop étouffant. Ils prônent les valeurs du modèle germanique qui s’est développé depuis le Saint-Empire Romain et qui, au gré des réformes et les libertés consenties progressivement par les monarchies éclairées de la Prusse et de l’Autriche, a su se préserver, à l’inverse de la France, de l’asphyxie d’un pouvoir centralisateur. Un aspect, loin d’être secondaire, de cette idéologie était la légitimation et la crédibilisation des pouvoirs monarchiques en place.
Du côté français, la crainte d’une Allemagne potentiellement agressive et conquérante s’ajoute, dans le domaine de la musique surtout, à un sentiment d’envahissement culturel déjà bien présent. « Mieux vaut condamner l’œuvre en bloc et attendre les baïonnettes, parce que cet art-là, c’est vraiment l’ennemi » affirme André Gide à propos de Richard Strauss dans son Journal en 1907. Romain Rolland également, qui n’en est pas moins un fervent admirateur de la musique allemande, commente ce sentiment ambigu qu’inspirent à beaucoup de français le romantisme et le post romantisme allemand : en parlant des « Meistersinger » de Wagner, il écrira en 1919 dans son ouvrage « Musiciens d’Aujourd’hui », au chapitre « Musique Française et Musique allemande » : « …je sentais combien cette musique orgueilleuse, cette marche impériale, reflétait ce peuple militaire et bourgeois, lourd de santé et de gloire » ou encore « Surtout je crains que Mahler ne subisse fâcheusement l’hypnotisme de la force, qui affole aujourd’hui tous les artistes allemands ». Plus loin il affirme « Il y a trop de musique en Allemagne » attribuant la perte de profondeur des compositeurs allemands à une surabondance musicale ; il enchaîne avec l’éloge d’une musique française faite de sobriété, d’authenticité, capable encore de parler le langage du cœur.
Et puis la guerre éclate, saluée outre Rhin par de nombreux artistes et intellectuels qui, au-delà du réflexe patriotique, voient dans cette guerre une véritable opération de purification, de catharsis, dans l’esprit de cet « autre chemin allemand » qui veut en finir avec les idées de la révolution française. Cette « hystérie générale » gagne des compositeurs comme Berg, Webern et Schoenberg qui chercheront à s’enrôler; Schoenberg écrit dans une lettre adressée à Alma Mahler dans laquelle il évoque Bizet, Ravel et Stravinsky : « Voici l’heure des comptes ! Nous allons pouvoir réduire ces médiocres « kitschistes » (mediokren Kitschisten) en esclavage ! Ils devront apprendre à révérer le dieu allemand ! »*.
Schoenberg Berg Webern
D’autres signeront le manifeste intitulé « Appel au monde cultivé » : contestant la responsabilité des horreurs commises lors de l’invasion de la Belgique, le texte présente l’Allemagne comme une victime en état de légitime défense (on y trouve une corrélation lourde de sens entre civilisation européenne et race blanche). Le manifeste, qui porte à l’origine 93 signatures d’artistes et intellectuels de toutes disciplines, dont des compositeurs et des Kapellmeister, en atteindra 3000 en deux semaines. La France saura s’en souvenir et le Kapellmeister Felix Weingartner, lorsqu’il annoncera, bien après l’armistice, son retour sur la scène musicale française, déclenchera un véritable tollé dans la presse nationale.
Ravel Debussy
De nombreux compositeurs français chercheront également à s’enrôler dans l’armée, comme Debussy et Ravel, tandis que dans tous les pays belligérants les œuvres de l’ennemi sont officiellement bannies des salles de concert ; celles-ci sont souvent transformées en lieux de propagande patriotique et de communiqués de guerre. On verra même des musiciens et chanteurs d’opéra en uniforme sur scène et même si l’interdiction n’est censée s’appliquer qu’aux compositeurs vivants, aucune œuvre du répertoire ennemi n’est mise au programme. Pendant les premiers temps de la guerre en tout cas, car l’effroyable réalité ayant un effet dégrisant sur l’ardeur patriotique, les prises de positions les plus radicales finiront peu à peu par fléchir. Il faut néanmoins attendre Locarno, sept ans après l’armistice, pour que l’on cherche à rendre la musique à la musique et que l’on reconnaisse que l’ennemi de tous, c’est la guerre elle-même.
Jacques Ledune
Réf.
Pour le manifeste des 93 : http://www.grande-guerre.org/document.php?num=114
Romain Rolland: Musiciens d'aujourd'hui (1908). Compilation d'articles et études sur la musique
Alex Ross: « The rest is noise : A l'écoute du XXe siècle, la modernité en musique » Actes Sud * p 106,107
Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich, et Irina Renz: « Encyclopédie de la 1ère guerre mondiale » « Enzyklopädie Erster Weltkrieg » Utb Gmbh
Anna Langenbruch, Doctorante en musicologie à la « Hochschule für Musik und Theater Hannover et EHESS » « La musique- un art international ? Les musiciens d’expression allemande dans la presse musicale française- discours de la période « Locarno » »