Faire école : trois documentaires sur l'école en Fédération Wallonie-Bruxelles
Sommaire
Section professionnelle – Une année en immersion à l’athénée de la Rive Gauche à Bruxelles (Safia Kessas et Joël Franka, 2018)
Filmée au Nord de Bruxelles, à la limite de Laeken et de Molenbeek, ce feuilleton documentaire de 8 épisodes de 26 minutes réussit le pari de plonger au long cours, tout au long d’une année scolaire, dans la ruche d’une école professionnelle de 500 élèves. Il y a peu de place ici pour une théorie pédagogique de haute voltige, les efforts – indéniables – du corps professoral semblant se focaliser sur un autre cœur de cible : préparer ces jeunes à un métier (mécanicien, coiffeuse ou coiffeur, esthéticienne, ébéniste, cuisinier, etc.) et leur enseigner à la fois des gestes précis et une certaine clairvoyance dans leur attitude professionnelle (par exemple, ne pas laisser repartir du garage une famille dans une voiture qui risque de sortir de route 200 km plus loin sur la route des vacances).
Très stricte dans ses règles de discipline, notamment en termes d’horaires et de gestion des allers et venues (ce qui ne va bien sûr pas sans tensions ni tentatives de mutinerie), l’athénée n’en est pas moins ouvert au monde extérieur. En premier lieu parce que les élèves ne le fréquentent que deux jours par semaines, passant les trois autres journées en stages et apprentissages dehors dans la ville, et parce que des spécialistes (grands noms de la cuisine ou de la coiffure, associations de prévention du suicide ou de la radicalisation islamiste, organisateurs de joutes verbales visant à apprendre à se défendre par l’échange d’arguments plutôt que de coups, etc.) sont régulièrement invités dans en son sein.
Comme de nombreuses séries télévisées de fiction, Section professionnelle réussit à proposer à la fois un impressionnant portrait de groupe et à faire éclore devant nos yeux de vrais personnages (tant professeurs, éducateurs, qu’élèves) que nous voyons grandir, perdre patience, sortir de route, se rabibocher, évoluer, prendre leur envol. — Philippe Delvosalle
C’est un monde clos dont les portes et les grilles se ferment et rouvrent à des heures très précises, une ville dans la ville. Mais les questions et tensions qui occupent le monde extérieur y apparaissent clairement : dureté du marché du travail, rapports et stéréotypes de genres, place de la religion, passé de migration (de leurs parents ou grands-parents pour certains ; ou très récent et à la première personne du singulier pour d’autres, l’école accueillant de nombreux adolescents primo-arrivants syriens, irakiens, somaliens ou afghans pour qui l’apprentissage du français représente le premier défi).
L’École du changement (Anne Schiffmann et Chergui Kharroubi, 2019)
Toujours à Bruxelles, à quelques kilomètres de là, à l’École plurielle maritime de Molenbeek et, de l’autre côté du canal, au lycée intégral Roger Lallemand à Saint-Gilles, des professeurs sont au début d’une nouvelle aventure et réalisent ce qui, il y a peu, n’était encore qu’un rêve à une terrasse de café ou un des multiples terrains de réflexion au sein de l’asbl Les Pédagonautes : mettre sur pied des écoles à pédagogie active dans des quartiers populaires dans le cadre d’un enseignement officiel et gratuit. Entre excitation, motivation et excès dans le don de soi (« Je suis au bout du rouleau. Je tire, je tire et je sens qu’à un moment ça va exploser »), les enseignants mettent ici clairement l’exigence et l’expérimentation pédagogiques au centre du projet scolaire.
À Molenbeek, l’année scolaire est structurée autour d’un « plan de classe » en trois grands chapitres (L’homme et la santé, Les catastrophes naturelles dans les villes, Guerre et paix) abordés dans les différents cours. Le troisième de ces thèmes par exemple se décline en visite – en partie en néerlandais – des lieux-clés de l’Occupation à Bruxelles pendant la guerre 1914-1918, en cours sur la censure de la presse par les Allemands, en leçon sur la construction et la géométrie des tranchées, etc. À Saint-Gilles, ce sont les limites mêmes entre les différents champs de savoir qui s’estompent au profit de « triplettes » (périodes de trois semaines) où des « Groupes de références » jouent la carte de la transdisciplinarité et font se rencontrer science et philosophie, ou physique, mathématiques et menuiserie (« Ce qu’on a mis en place ressemble au rêve selon lequel tout prof de physique a envie d’enseigner la loi des leviers »). Dans les moments de « Travail autonome », les plus grands élèves aident les plus jeunes.
L’organisation même des deux écoles n’est pas en reste et tente elle aussi de rompre avec une certaine « violence institutionnelle de beaucoup d’écoles [classiques], dans la manière dont les enfants ou les parents peuvent être reçus, dans la manière dont on parle d’eux, dans la manière dont les bulletins ou les messages dans les journaux de classe peuvent être rédigés ». Ici, le ton est plutôt à la bienveillance, à la responsabilisation et à la mise en place de moments et de lieux de démocratie où les enfants ont leur mot à dire et participent aux prises de décisions qui régissent la vie de l’école, apprenant au passage la prise de parole en public et l’argumentation de leurs idées.
On expérimente. On fait peut-être des erreurs mais on en a fait plein, des erreurs, dans toutes les autres écoles. Et depuis très très longtemps ! — un enseignant du lycée intégral Roger Lallemand à Saint-Gilles
La Mauvaise Herbe (Gaëtan Leboutte, 2021)
Dans un cadre géographique tout différent, à Clavier, village rural de la province de Liège, Gaëtan Leboutte filme l’Alter École, un projet pilote soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles et visant à accueillir des élèves en décrochage scolaire ou simplement désireux d’apprendre autrement.
Même s’il est coproduit par la RTBF, ce documentaire est le moins télévisuel des trois films présentés ici. Sa structure est plus éclatée, plus fragmentée mais d’une sauvagerie douce qui fait bien écho à l’école et aux élèves qu’il aborde. À travers l’image que le film en donne, l’Alter École est la structure où la rébellion adolescente est la plus assumée. Dans les écoles molenbeekoise et saint-gilloise de L’École du changement, le film donne l’impression (à tort ou à raison) que les structures consultatives et la responsabilisation des élèves maintiennent l’incompréhension et l’énervement à un niveau très bas ; à l’athénée Rive Gauche de Section professionnelle les coups de gueule sont courants mais sont immédiatement éteints par l’autorité et la discipline. À l’Alter École, les moments de parole et d’échange existent (les réunions baptisées « Agora », par exemple) mais ne permettent pas de tout régler, n’empêchent pas des moments où le ras-le-bol éclate. Et ces moments-là ont l’air de recevoir une place, de ne pas devoir être étouffés au plus vite, mais de se régler entre professeur et élève, presque d’adulte à adulte.
Dans une école qui ressemble parfois plus à un squat (canapé défoncé, espaces autoconstruits en palettes), le film se déroule aussi sur fond de mouvements sociaux, de manifestations des « Gilets jaunes », de marches pour le climat ou contre la construction d’une « maxi-prison ». Les élèves que suit le cinéaste – en particulier Merlin, l’amoureux des plantes et des outils de jardinage et Élie, l’amoureux des mots et des outils de langage et de réflexion – y participent très activement et impressionnent par la clarté de leurs raisonnements politiques. — Philippe Delvosalle
La question du sens à s’insérer en tant que jeunes adultes dans un monde dans lequel ils ne se reconnaissent pas les taraude particulièrement. Lors de sa dernière évaluation, après ses examens de passage de septembre 2019, Merlin – qui détestait les sciences à son arrivée trois ans plus tôt – veut maintenant devenir botaniste. Il remercie les professeurs, au bout de ce parcours compliqué, de l’avoir « aidé à [se] découvrir lui-même ».
Philippe Delvosalle
image de bannière : Anne Schiffmann et Chergui Kharroubi : L'École du changement
article paru à l'origine dans le
n°32 (mars-avril 2023) de la revue Lectures.Cultures