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Karine Germaix : accordéon et démocratie

Karine Germaix en trio en concert a Casteau
Karine Germaix, accordéoniste, présentait à Casteau (La Grange) son nouveau trio avec Didier Fontaine (batterie) et Flavio Maciel de Souza (basse). Poétique, chaleureux, pluriel, engagé. En attendant le CD en mai, quelques réflexions suscitées par cette belle prestation.

Sommaire

Cela tient à sa manière d’empoigner et étreindre l’accordéon. Cela ne relève pas de la relation instrumentale superficielle, du genre « je vais me servir de ça pour vous distraire avec deux trois jolies rengaines ». Cela ne relève pas du bien faire et de la virtuosité au service du divertissement. Il y a d’emblée, là sur scène, une relation plus organique à l’outil musical, où ce dernier est autant exosquelette de l’organisme humain que celui-ci prothèse de l’instrument, de son histoire, de sa place particulière dans la culture. De ce dont il est la mémoire. On a à faire à une autre manière de poser les enjeux de la musique dans l’état actuel du vivant, au-delà de l’économie du spectacle. Avec une gravité sans tralala.

Une corporéité entremêlée, le souffle de l’instrument favorise une pensée ouverte

Cela tient aux particularités sociologiques autant qu’organologiques de l’accordéon, qui a, par excellence, incarné une culture populaire face à une culture savante, une culture chaude opposée à l’élite réfléchie, plus proche de la réalité des corps et de leurs savoirs non académiques. En même temps, avec le temps, l’accordéon a été le lieu d’inventions de nouvelles formes savantes, voire d’avant-garde, mais toujours connectées à ses racines, toujours hybrides. Cette épopée, Karine Germaix la connaît sur le bout des doigts, par cœur, à l’envers comme à l’endroit, et ça reste pour elle toujours à redécouvrir, à restituer, de première fraicheur.

De cette étreinte entre corps de femme et appareil à soufflets, clavier et boutons de nacres, ce que l’oreille entend d’abord, ce qui avant tout irradie la salle, avant de pouvoir identifier tel phrasé, telle association de notes, tel morceau de musique ou telle chanson, est un bouleversement de toutes les frontières invisibles qui, l’air de rien, structurent notre quotidien. Ce sont d’abord des vibrations, de bonnes ondes. Ce n’est pas que ce bouleversement soit totalement inventé là, devant nous, mais la musicienne en rappelle le cours sur scène, en cet instant précis de ce concert, cela passe par elle et ça s’est construit au long d’une longue pratique de l’instrument, d’un lent travail, dont le but premier ne serait pas tellement de composer des ritournelles, mais, comme dit Didi-Huberman à propos de l’écriture, d’entretenir grâce à cet instrument particulier une certaine manière de penser le monde.

Polyphonie de référents culturels et esthétiques

On sent que ce qui se met en route dès la première note, entêté et entêtant, veut aller à contre-courant d’une dérive sociétale. L’introduction instrumentale, à la manière d’un mantra méditatif, en effet, construit un jeu de miroirs entre de multiples références culturelles, tant du Nord que du Sud et de l’Est. Aussi bien de genre masculin, féminin que d’autres, définis ou indéfinis, aussi bien l’humain que les autres formes de vie. La géographie musicale s’élargit, s’assouplit, s’attaque au danger que fait peser la tentation de rejeter l’autre, réinstaurer les douanes, refouler les migrant·es.

La tonalité du récital qui enchaîne habilement ses morceaux tend résolument et doucement vers des épiphanies jubilatoires, mais elle se tisse, énergique, dans ses postures de lutte – une constante attention dans tous les motifs sonores à la pluralité du sensible –, tendue et dramatique dans l’effort que cela demande, aujourd’hui, de revendiquer une humanité toutes portes ouvertes et de la conserver à portée de main. L’énergie inventive s’entend à certains moments comme les accents d’un conte : tant que l’accordéon joue, la démocratie tient la route, ses membres épars rassemblés. De là, le sentiment d’une musique qui, une fois mise sur orbite, ne devrait jamais s’arrêter. Une urgence.

Métaphores fortes, vers ciselés, paroles raffinées, gouaille à fleur de peau

Les paroles de la première chanson confirment les intuitions suscitées par la texture abstraite de l’entrée en matière, « dis-moi des mots crazy ». Sur le principe de la supplique amoureuse et sous des airs de rhapsodie sentimentale fragile, c’est un texte puncheur qui sonde ce que la démocratie a encore dans le ventre, plus exactement, ce qu’il reste de viscéralement attaché à la démocratie dans les tripes de tout un chacun.

On connaissait Karine Germaix pour ses créations en solo, volontiers introspective, friande de recherches mélodiques et narratives en résonance avec le monde, tête chercheuse sonique. Il y a encore cela dans ses nouvelles compositions, qui place en filigrane le goût de la liberté, des échappées hors cadres, mais en épousailles avec d’autres rythmes, d’autres réminiscences, et surtout toute une mémoire collective chansonnière. Les textes peuvent surprendre, prendre appui sur des formules décalées, déconcerter puis ouvrir l’imagination avec des résonances de poésie exigeante. Et puis flirter avec une gouaille de môme à la rage rentrée. Tout en métaphores et images singulières, ce n’en sont pas moins des chansons de barricade, qui palpitent de tout ce qu’il convient de défendre, aujourd’hui. Pas tellement avec des slogans explicites, le tout s’exprimant dans les textures, dans les tensions, les vibrations, les collages pluriculturels. Le respect pour les inspirations populaires, pour les registres ouvriers et les terroirs multiculturels convoqués, raconte les récits qui déconstruisent le populisme ambiant. Une chanson nue, avec deux fois rien, sans théorie ni acte d’accusation, raconte quasiment toute l’histoire du féminisme, depuis la fragilité initiale d’une prière vacillante, la revendication timide et culpabilisée, jusqu’à la colère, la libération, la prise en main de sa destinée et l’épanouissement sans limite.

Le trio charme l’oreille, l’intelligence des compositions capte l’attention, le sens des chansons ravit les cœurs, le public accroche, mais au-delà de ça, du bon moment, au-delà du descriptible, quelque chose est mis à nu, on se rend compte, finalement, que beaucoup de sons et de chansons qui font l’actualité de l’industrie, oublient de nous parler de l’essentiel : comment, avec les musiques qui nous habitent, penser autrement les enjeux du vivant, aujourd’hui. D’une pensée organique, non instrumentalisante du vivant.

Qu’est-ce qui chante finalement dans cette esthétique comme art de vivre avec l’accordéon ? Ce que dit, par exemple, John Dewey de l’homme ordinaire : « (..) La croyance en « l’homme ordinaire » n’a de signification que comme expression de la croyance en une connexion intime et vitale de la démocratie et de la nature humaine. » La salle chaleureuse, le petit lieu alternatif, est particulièrement réceptive. On ne dira jamais assez l’importance des petits lieux alternatifs pour le maintien de la diversité culturelle et la préservation de certaines émotions authentiques, vitales.

Pierre Hemptinne


http://www.karinegermaix.com/
https://www.facebook.com/karine.germaix

Crédit photo : Severine Bailleux

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