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Restitution, réparation : lecture d’Achille Mbembé

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Afrique, Congo, colonie, dévitalisation, richesse, reconnaissance, restitution, enjeux climatiques

publié le par Pierre Hemptinne

Réparation, restitution, compensation : comment est vue et pensée cette problématique du côté de l’Afrique ? Réponse avec quelques citations tirées du dernier livre d’Achille Mbembé.

Il y a eu beaucoup d’échanges et d’articles publiés sur la restitution des innombrables objets africains présents dans les musées occidentaux, provenant du pillage systématique effectué lors de la période coloniale. Il est possible que pour beaucoup de lecteurs et lectrices européens non avertis de ces problèmes, tout cela fasse figure de choses anciennes et désincarnées. La durée de vie des objets de notre société de consommation est tellement anecdotique ! De plus, le type de savoir et d’émotion favorisé par la manière muséale d’exposer et présenter ces objets active un référentiel esthétique occidental qui en éloigne la perception de ce qu’ils signifiaient avant d’être arrachés à leur environnement social, culturel, naturel. A cela s’ajoute la manière de considérer, dans les cultures européennes, les objets utilitaires principalement sous leur angle fonctionnel, instrumental. On peut imaginer que, pour beaucoup, remettre les objets volés en place, suffit à rétablir ce qui a été perturbé. C’est là qu’il y a un grand vide dans ce qu’il convient réellement de prendre en considération. C’est là que la médiation culturelle doit mettre à jour de quoi il retourne vraiment.

Dans le dernier chapitre de son livre Brutalisme, Achille Mbembé rappelle ce que représentaient ces objets, ce qu’ils étaient vraiment, il restitue leur vie escamotée.

« Les objets étaient, quant à eux, des véhicules d’énergie et de mouvement. Matières vivantes, ils coopéraient à la vie. Même lorsqu’en eux-mêmes ils n’étaient qu’ustensiles et appareils, ils avaient part à la vie, la vie physique, la vie psychique, la vie énergétique, la sorte de vie dont la qualité première était la circulation. (…) — Achille Mbembé

Dans certaines circonstances, certains de ces objets jouaient un rôle proprement philosophique au sein de la culture. Ils servaient aussi de médiateurs entre les humains et les puissances vitales. Ils servaient aux humains de moyen pour penser leur existence en commun. Derrière le geste technique consistant à les fabriquer se cachait un horizon particulier – la mutualisation des ressources génératives d’une manière qui ne mit point en danger l’ensemble de l’écosystème ; le refus inconditionnel de tout tourner en marchandises ; le devoir d’ouvrir la porte et la parole aux dynamiques du pair à pair et à la création ininterrompue des communs. C’est donc à un réel appauvrissement du monde symbolique que conduisit cette perte.

Derrière chacun d’eux se trouvaient également des métiers, et derrière chaque métier un fonds de savoir et de connaissances sans cesse apprises et transmises, une pensée technique et esthétique, des informations figurées, une certaine charge de magie, bref l’effort humain pour dompter la matière même de la vie, son assortiment de substances. » (p.228)

Dans le même temps que les États-nations occidentaux thésaurisaient, via le pillage colonial, le capital primitif, fondement de leur prospérité future, la privation de tous ces objets empêchait l’Afrique de se développer à sa manière, de penser et effectuer sa propre prospérité. Le dommage causé ne se limite pas à ce qui passa à une époque précise dont les répercussions seraient closes. Les effets positifs d’une part, négatifs d’autre part, ne cessent de s’amplifier, de creuser des écarts. « Qui peut honnêtement nier que ce qui fut pris, ce ne furent pas seulement les objets, mais avec eux d’énormes gisements symboliques, d’énormes réserves de potentiels ? Qui ne voit pas que l’accaparement, sur une échelle élargie, des trésors africains constitua une perte colossale, pratiquement incalculable et, par conséquent, peu susceptible d’un dédommagement purement financier, puisque, ce qu’il entraîna, c’est la dévitalisation de nos capacités à faire naître des mondes, d’autres figures de notre commune humanité ? » (p.229)

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L’auteur se penche sur les manières dont l’Europe aborde officiellement son ou ses gestes de réparation pour en relever le côté un peu superficiel, « juste pour dire », la dimension symbolique. Parce qu’au fond, l’Europe comprend qu’elle doit donner un signe de réconciliation, sans réellement se sentir coupable ou redevable de quoi que ce soit. Dans cette logique, rien ne va réellement générer une amélioration relationnelle. « Pour qu’elle soit authentique, toute restitution doit se faire sur la base d’une reconnaissance équivalente de la gravité du préjudice subi et des torts infligés. Il n’y a strictement rien à restituer (ou à rendre) là où l’on estime que l’on n’a causé aucun tort, que l’on n’a rien pris qui exigeait quelque permission que ce soit. » (p.230) Autrement dit, il pourrait y avoir restitution apparente, médiatique, sans pour autant que quoi que ce soit ne revienne réellement à son propriétaire.

Au regard du potentiel qui a été saccagé et empêché de croître, de porter des fruits, et compte tenu que ce potentiel prend une signification toute particulière dans la situation planétaire où il faudrait répondre aux enjeux climatiques ensemble, cette question de la restitution et de la réparation cesse, ainsi que les effets bénéfiques à en escompter, en fait, de ne concerner que l’Afrique : « Le risque est qu’en nous restituant nos objets sans s’expliquer, elle en conclut qu’elle nous enlève, ce faisant, le droit de lui rappeler la vérité. Nul ne lui demande de se repentir. Mais, pour que des liens nouveaux se tissent, elle doit honorer la vérité, car la vérité est l’institutrice de la responsabilité. Cette dette de vérité est par principe ineffaçable. Elle nous hantera jusqu’à la nuit des Temps. L’honorer passe par l’engagement à réparer le tissu et le visage du monde. » (p.232)

Achille Mbembé « Brutalisme » La Découverte 2020

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