"Adolescentes" (S. Lifshitz) et "Swagger" (O. Babinet)
Sommaire
L'Adolescence dans la durée
Adolescentes est un film qui nous emmène, durant cinq ans, dans le parcours de deux jeunes filles. Nous les suivons tout au long de cette période où tout affleure et déborde, où les sentiments sont démultipliés parce que nouveaux, où les transformations et les premières fois gênent parce qu’elles font peur, où les cours s’enchaînent sans sentiment de pause, où les paroles échangées avec les parents sont parfois cruelles parce qu’un très grand besoin de s’affirmer opère. Avec, au bout du chemin, l’apparition d’une jeune adulte.
Le choix du réalisateur se porte sur Emma et Anaïs , treize ans au début du tournage et amies inséparables depuis leur plus tendre enfance. Malgré leurs origines sociales différentes, leur complémentarité et leur complicité sont une évidence. L’une a des petits airs de Charlotte Gainsbourg et se montre plutôt discrète, mélancolique et solitaire. Elle pratique le chant et le théâtre. Issue d’une famille bourgeoise où le père brille par son absence, Emma souffre d’une relation conflictuelle avec une mère omniprésente et exigeante qui ne comprend pas sa volonté profonde de devenir actrice. Anaïs, quant à elle, toute en rondeurs et en humour, croque la vie à pleines dents, mais sa scolarité est chaotique. Sa vie est loin d’être un conte de fées. Née dans une famille dysfonctionnelle où elle se voit contrainte très jeune de s’occuper de sa mère et ses frères, Anaïs traverse les épreuves avec une maturité plutôt rare à son âge.
« Je déteste le sport ! » (Anaïs) « Tes chaussures traînent au milieu du salon… je ne suis pas ta conchita, ma fille ! » (mère d’Emma à sa fille) …« À quoi ça peut servir les maths, je veux écrire des mangas ! » (Anaïs)… « Ta voix m’énerve » (Emma à sa mère)… ça me saoule ! » (Emma, Anaïs… et tous les autres)…
Du rythme, des couleurs et des blancs
Dans Adolescentes, l’importance des couleurs, le détail de certains sons accentués par le réalisateur à travers le montage, nous transportent et rappellent à chacun de nous cette période caractérisée par des rythmes différents, des sentiments opposés. Cette alternance propre à cet âge de l’entre-deux, s’incarne à la fois dans des moments en creux, des instants calmes qui s’étirent (au bord du lac, au cours de maths où Emma tente de comprendre une fonction en mordillant son stylo…), dans des paroles échangées entre les deux amies, conversations souvent... ponctuées de blancs. Puis surgissent des instants… où tout « explose ». Incandescence. Musiques de boîtes de nuit ou de fêtes foraines, feux d’artifices, fous rires et gloussements devant les garçons, cris et disputes avec les parents. D’un côté, Emma en veut à sa mère, très à cheval sur les principes, « de lui foutre la pression » ; d’un autre côté, Anaïs reproche à ses parents « de se foutre complètement de sa vie ». Les changements des couleurs sur leurs vêtements, les cheveux ou les ongles, envahissent littéralement l’écran. Effervescence. Les corps qui se transforment, aussi, les premiers chagrins d’amour, qui font aussi mal que le bruit d’une craie sur le tableau, l’obtention angoissante des premiers diplômes….
Sébastien Lifshitz dispose de cette grande force d’avoir, durant toutes ces années, gagné la confiance de ces deux jeunes filles, ce qui représentait un pari risqué au départ. Il saisit l’essence même de ce qui constitue l’adolescence : une alternance de moments de solitude et d’échanges intenses, des rires, de la légèreté mais aussi de pleurs, de la révolte ou de la peur. Emma et Anaïs incarnent cette longue construction identitaire. Une palette d’instants à gommer ou à surligner qui construisent l’adulte de demain… où chacun pourra se retrouver.
L’Adolescence dans un lieu
Des émotions, il en est question également dans le film Swagger, qui se penche sur cette période charnière de la construction d’un individu. Si Adolescentes suit le parcours de deux personnages emblématiques dans le temps, Swagger s’attache davantage à un lieu. Explications.
Dans Adolescentes, le réalisateur choisit de s’inscrire dans la durée. La succession des paysages, des saisons et de l’eau omniprésente – le lac, la base nautique, la piscine – sont autant de signes du temps qui s’écoule et des métamorphoses inhérentes à l’adolescence. Olivier Babinet, quant à lui, choisit de s’ancrer dans un lieu, de jouer avec l’espace pour en déconstruire un discours, loin des faits divers sensationnalistes et des slogans stigmatisants qui s’y rattachent. À l’opposé, Sébastien Lifshitz choisit une ville moyenne de Corrèze sans identité particulière, et scanne l’adolescence à travers un prisme intimiste en se basant sur le parcours de deux figures féminines sans histoire (le lieu a peu d’importance). Babinet, de son côté, choisit un groupe d’adolescents dans un lieu habité vivant, la banlieue aux stéréotypes déjà bien installés. Le propos de Swagger est sans doute davantage sociologique, alors qu’il n’apparaît qu’en toile de fond chez Lifshitz.
Des ados ambitieux et malicieux qui ont le « swag » !
« Swagger » dites-vous ? Ce terme, utilisé pour la première fois par Shakespeare au 16ème siècle dans Le Songe d’une nuit d’été, signifie littéralement « frimer », « avoir du style, de la classe » mais aussi « relever la tête, se comporter avec fierté face à la vie ». Dans son film, Olivier Babinet recueille la parole de onze adolescents qui grandissent dans des cités parmi les plus défavorisées de France, en Seine-Saint-Denis. Lors d’ateliers organisés dans leur collège, ils répondent, chacun de leur côté, à un patchwork bigarré de questions du réalisateur sur leurs rêves, leurs relations, leurs amours, leur religion, leur enfance… Leurs réflexions drôles et percutantes, leurs regards singuliers et inattendus sur la France d’aujourd’hui, sont très éloignés des clichés misérabilistes que l’on pourrait avoir des banlieues. Leurs ambitions sont grandes et leurs pensées profondes et marquantes. Ils sont rayonnants, clairvoyants, émouvants, pudiques… comme Emma et Anaïs.
Deux dispositifs
Mais alors que Lifshitz pose sa caméra et laisse advenir la parole (même si parfois Emma et Anaïs se savent filmées et font le « show », au début du moins) et s’ancre pleinement dans le quotidien, le réel, Babinet choisit, quant à lui, un dispositif hybride qui mélange documentaire, fiction, comédie musicale et science-fiction. Il interroge séparément les jeunes sur leur vie, leurs désirs, leurs expériences. Leurs réponses, leurs fantasmes, sont parfois remis en scène dans des petites fictions (parlées, voire chantées ou dansées) et sont toujours empreints de malice, de force vitale et d’intelligence. Il y a le truculent Régis « sapé comme jamais » dont « tous les rêves tournent autour de la mode », Paul qui danse en costume « comme Fred Astaire » ou la timide Mariyama qui « aimerait ne plus être celle que l’on choisit en dernier quand il faut constituer une équipe pour le cours de sport »…
Malgré leurs différentes personnalités, ces jeunes ados se montrent lucides sur les difficultés du monde qui les entoure. La violence est là, affleurante, elle scande leur quotidien de façon permanente… Alors que pour Anaïs et Emma, la chronique du monde vient les percuter ponctuellement et violemment (attentats, élections) mais sans vraiment perturber leur quotidien. Il y a tout de même la scène d’anthologie du film où Anaïs tente, avec ses mots, d'expliquer à ses parents la différence entre les musulmans et les djihadistes. Ou la moue d'indifférence d'Emma, le soir du résultat des élections, qui ne semble pas réellement préoccupée par la politique : "Macron ou Le Pen, c'est la même chose au final"... au grand désespoir de son père.
Swagger, une portée davantage sociologique
Olivier Babinet choisit – ce sont ses termes – « de montrer ce qui se passe sous la capuche ». La force de son film réside dans le choix d’une musique hypnotique et aérienne, mais aussi dans de longs travellings entre de grands ensembles (l’espace public/tour/ville) vers l’individu (l’intimité du lieu/la chambre). Un mouvement de recentrage qui nous pousse à aller véritablement à la rencontre d’individus – des adolescents fiers d’eux – et non vers une population fantasmée dans un lieu déterminé.
Et en effet, leurs réactions en disent beaucoup sur la société française. Avec humour et dérision, leurs propos recèlent, en filigrane, une portée davantage politique que dans Adolescentes. « Des Français de souche, on n’en voit qu’à Paris ? »… « Je n’ai pas d’amis blancs ». Renversement de perspective : les autres, ce n’est pas ceux que l’on croit... Aucune accusation, mais une constatation brute et sincère. La cité française grouille de jeunes à l’énergie contagieuse inexploitée ! Ni dealers, ni rappeurs, ni incendiaires, mais des ados aux analyses pertinentes, empreintes de bon sens qui offrent aux Français non issus des cités un miroir non déformant. Des jeunes qui « swaggent », se comportent dans le monde avec style et ont des idées à défendre… Nous sommes loin des préjugés sur la banlieue.
Si les dispositifs et les angles d’approche sont différents, les deux réalisateurs font preuve d’une grande maîtrise esthétique (cadres et lumières soignés) et savent se positionner à juste distance de la personne filmée. Dans une relation de confiance, sans jugement. Pas de discours surplombant donc, mais une vision de la vie à travers les yeux d’adolescents. Tous sont portés par cet élan de vie, d’humour et d’espoir. En Seine-Saint-Denis ou en Corrèze. Touchant, subtil et lumineux.
Mais qu’adviendra-t-il de ce tous ces jeunes et de leurs rêves ? Seront-ils capables de « swagger », de se démarquer ?