AJC! : détester le travail ; adorer faire des films
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Un atelier de production « no budget » en Fédération Wallonie-Bruxelles
- PointCulture : Pouvez-vous présenter brièvement l’Atelier jeunes cinéastes (AJC !) ? Au bas de l’appel à projet « Tout le monde déteste le travail », on lit que c’est un « atelier no budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles »…
- Baptiste Bogaert : L’Atelier jeunes cinéastes [AJC ! – à prononcer « agissez ! »] est en effet un atelier de production qui se dit « no budget », ce qui signifie qu’en gros on essaye de mettre notre énergie non pas dans la recherche de financement comme cela se fait généralement dans le cadre de productions plus classiques, mais en accompagnant les films avec les moyens du bord. On accompagne chaque auteur ou autrice individuellement en lui proposant du matériel pour leur permettre de concrétiser leurs films, peu importe les formes que ceux-ci prendront.
Selon moi, il y a deux grandes forces de l’AJC ! :
A) N’importe quel objet cinématographique peut y être produit (de la fiction,
des documentaires, des essais, des films expérimentaux, des objets hybrides,
même des installations)
B) Contrairement à d’autres structures de production ou
aux commissions de subsidiation des films, l’AJC ! n’attend pas des
propositions tellement définies et « coulées dans le marbre » qu’il n’y
a plus qu’à les tourner. On ne demande pas à voir un scénario classique, des
notes d’intention très précises. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de voir le
désir de cinéma qui meut la personne qui propose un projet et de voir comment on peut
l’aider. Dès lors, j’ai l’impression que c’est un atelier qui accueille les
propositions plus fragiles, plus bancales pour qu’elles existent.
- Vous accompagnez environ combien de films ou de formes cinématographiques variées chaque année ?
- C’est très variable. Il y a des années où pour x rasions (des projets très longs qui mettent quatre ans à se réaliser par ex.) il n’y a parfois qu’un seul film de terminé sur une année. Et d’autres années, on en a beaucoup plus ! cette année 2018, on a cinq productions qui se sont terminées. Mais, en parallèle, il y a encore une dizaine de projets en cours.
- Quel est le parcours des gens qui vous contactent ? ce ne sont pas tous des étudiants en cinéma, j’imagine ? Il y a aussi des autodidactes ?- Ce qu’on observe, c’est qu’il y a peu de personnes issues des écoles de cinéma qui ,nous proposent des projets mais plutôt des personnes qui n’ont pas suivi ces études mais qui ont juste un désir de film qui les traverse à un certain moment. Dans le passé, quand je suis passé une première fois par l’AJC ! pour faire un film, je n’avais pas fait d’école de cinéma. J’ai trouvé ici de précieux alliés qui m’ont beaucoup aidé à concrétiser le film. En dehors des autodidactes, il y a aussi de plus en plus de personnes qui sortent des écoles d’art, comme l’Erg par exemple.
Ici, c’est une autre manière d’approcher les films, souvent plus via une réflexion sur le dispositif du tournage que via un scénario très ficelé avec une trame narrative, des personnages qui vont vers le point A en se heurtant aux obstacles B et B’. — Baptiste Bogaert, AJC!
- Ces étudiants en art arrivent plutôt en ayant quitté l’école ? Ou en ayant encore un pied dedans ? Et qu’est-ce que l’AJC ! peut leur apporter que l’école ne propose pas ?
- Dans les deux dernières personnes issues d’écoles d’art, l’une est encore étudiante à l’Erg et l’autre vient de terminer. Par rapport aux écoles, on propose des moyens matériels qu’une école d’art n’a pas souvent et puis – surtout ! – un accompagnement par un parrain ou une marraine qui va être un allié pendant toutes les étapes du projet. J’imagine qu’il s’agit aussi de tourner une forme qui ne sera pas jugée in fine, en juin pour réussir son année – par un panel de jurés mais plutôt de poser un geste libre et produit à son propre rythme.
- Et vous, Baptiste Bogaert, comment êtes-vous arrivé à l’AJC! ?
- Je suis arrivé à l’AJC! En cherchant une structure pour un premier court métrage, La Cour, coréalisé avec ma partenaire, Noëlle Bastin. Le film était produit par le G.R.E.C. en France mais on cherchait aussi à avoir un pied en Belgique vu que le tournage avait lieu ici. Et l’AJC ! nous a accueillis et j’ai tout de suite vu la force que pouvait avoir un tel outil de production.En gros, au niveau de la structure, il y a un Conseil d’administration constitué de bénévoles et un Comité de lecture avec souvent des gens du CA qui sont dans le Comité de lecture. Le CA donne sa vision sur ce que devrait être l’Atelier et pour mettre cette vision en œuvre, il y a des employés qui sont là pour faire tourner la machine que peut être un atelier de production.
Et suite à mon projet de film à l’AJC ! j’ai voulu en quelque sorte « rendre la pareille » et aider à mon tour d’autres films à se réaliser et œuvrer à ce qu’un cinéma différent puisse se faire (pas juste des films réalisés ici de manière pauvre parce qu’ils n’ont pas de moyens mais qui utiliseraient les mêmes ressorts qu’un film de fiction classique réalisé ailleurs avec 100.000 euros). S’il y a bien un endroit qui aide n’importe qui à faire son premier film, c’est cet atelier-ci…
- C’est un critère sine qua non que ce soit un premier ou un deuxième film ?
- Non, pas nécessairement mais on se rend
compte qu’on a plus souvent des premiers films… En fait, on a d’une part des
gens dont c’est les premiers films et qui peuvent encore accepter de les faire
sans gagner un minimum d’argent et en s’entourant de gens sans devoir
nécessairement les rémunérer… Puis, d’autre part, on a des réalisateurs plus
accomplis qui vont faire appel à l’AJC ! parce qu’ils ont envie de tourner
une forme plus libre par rapport à laquelle ils n’ont pas envie de passer un an
dans des dossiers de production pour, au final, de toute façon se retrouver
avec un budget limité. C’est par exemple le cas de Kita Bauchet qui a déjà
réalisé plusieurs films mais qui ici, pour Les Gestes de Saint-Louis, un film plus expérimental sur la danse, fait appel à nous parce
que ce dont elle a besoin, c’est juste du temps et une salle de montage.
Du matériel, des bénévoles, des employés... et des appels à projets
- Et vous, vous faites plutôt partie des
bénévoles ou des employés ?
- Des bénévoles. J’ai rejoint le Comité de lecture il y a environ six mois. Les
bénévoles passent puis repartent, ça tourne beaucoup. Il y a six mois, la quasi-totalité
des bénévoles du précédent Comité de lecture étaient partis et il y a un
nouveau comité qui s’est alors formé et qui pour marquer un petit peu son
entrée en fonction a lancé cet appel à projet sur le travail. Comme les projets
mettent parfois plusieurs années à se finaliser, autant lancer cet appel à
projet très tôt pour que chaque parrain ou marraine puisse accompagner le film
jusqu’à l’aboutissement.
- C’est fluctuant. Mais on est une dizaine de personnes. Et ce ne sont pas toutes des personnes pratiquant le cinéma : il y a aussi une anthropologue, une galeriste, etc.
- Il y a quand même eu « Pornographies », l’avant-dernier, en 2015…
- Mais avant même de parler de la nature précise de ces différents appels à projets, pourquoi lancer ce type d’initiative alors que d’habitude les gens viennent vous voir spontanément avec leurs envies ?
- Environ trois fois par an, on lance des appels à projets libres (sans formes ni sujets spécifiés). Les appels à projets plus exceptionnels et plus spécifiques consistent à réfléchir collectivement à ce qui nous travaille comme Comité de lecture : quelles sont les thématiques par rapport auxquelles on sent un manque dans le paysage cinématographique actuel qu’on aimerait bien voir combler par des propositions avec de véritables formes et animées par une vraie réflexion.
Appel à projets "Tout le monde déteste le travail"
Pourquoi « le travail » ? C’est
un peu moi qui ai amené le thème parce qu’auparavant j’ai travaillé dans une
administration publique où j’étais chargé de projets (une sorte de fonction
fourre-tout où je passais mon temps à rédiger des PV, faires des notes, des retroplannings, etc. ) tout ça pour des
finalités qui m’échappaient. Un peu comme un système qui tourne fou. On
documente sa propre pratique. C’est l’absurdité de ce travail que j’avais
occupé qui a rendu évident, en ce qui me concernait, le fait que pour ce nouvel
appel à projets il fallait parler du travail. Je fais aussi un film sur le
travail et j’aime bien que les questions qui m’occupent entrent en résonance
avec d’autres films faits par d’autres.
- Et donc cette idée que vous avez amenée de réfléchir en cinéma autour du travail a assez vite convaincu les
autres membres du Comité de lecture ?
- Oui, mais si chacun vient avec ses propres portes d’entrées et ses révoltes
personnelles par rapport au travail. Moi ce qui me révolte le plus, c’est que
c’est du travail « hétéronome », c’est-à-dire qu’il s’impose aux
travailleurs et s’oppose à leur autonomie. Ce ne sont pas les personnes qui s’auto-organisent
mais, au contraire, on leur impose les processus. Les buts, les objectifs sont aussi le plus
souvent imposés. Le travailleur n’a pas vraiment la mainmise sur le contenu de
son travail. Et on s’en fout un peu des
facultés humaines qu’il pourrait y développer ou de son épanouissement. On lui
demande juste de faire ce qu’on lui demande. En gros, le travail nous échappe
complètement. Et c’est dingue de se dire qu’on a pas la main sur le principal
principe organisateur de nos vies !
Dans le groupe de lecture, on s’est aussi rendu compte qu’on avait des expériences différentes mais aussi médiocres et similaires en terme de travail. Beaucoup de membres du Comité sont des techniciens du cinéma (des monteurs, des chefs opérateurs, etc.) et ont du mal à terminer les fins de mois même s’ils travaillent sur des productions financées tout à fait classiquement, honnêtement et généreusement. Ils sont payés « des clopinettes », parfois des 700 euros par mois pour des tâches à temps plein par exemple !
- Dans l’appel à projet, il y a aussi des références à des formes de travail très récentes comme le capitalisme de plateformes, « l’Überisation » mais aussi les nouvelles techniques managériales, les burn out, bore out, brown out… J’imagine que tout ce petit texte est né de vos discussions en groupe ?
- On a essayé de trouver les formes contemporaines de l’aliénation au travail, qui ne sont plus celles d’il y a vingt ans. Avec l’Überisation, ce sont des plateformes qui viennent casser tout front commun possible. Les travailleurs sont juste tout seuls à exécuter leur tâche et ne se retrouvent plus sur un lieu de travail défini qui les rassemble et où ils peuvent partager leurs problèmes. On devient entrepreneur de soi-même et on ne pense plus à collectiviser les problèmes.Au niveau des employés, on cache un peu tout ça par des apparences d’horizontalité et on le masque par des « couches de fun » : quand je travaillais dans cette administration publique, je recevais presque quotidiennement des messages de communication interne par rapport à un anniversaire, à la fête des secrétaires, à un cours de yoga sur le lieu du travail, etc. Tout est fait pour « invisibiliser » les problèmes et diffuser une sorte d’énergie « feel good » ! — Baptiste Bogaert, AJC!
- J’allais à en arriver au titre de l’appel à projets qui est assez « cash », rentre-dedans, très affirmatif ; pas du tout « fun » et « feel good », pour le coup… Le petit texte parle de « pratiques merdiques », ce n’est pas le vocabulaire habituel de ce genre de littérature…
- La genèse de ce titre part des journées Tout le monde déteste le travail organisées à Paris en janvier 2018, je crois à l’initiative du site Lundi matin, sous-titrées « pour qui en a, en cherche, l’évite, s’organise au delà… » et qui rassemblait à la fois des théoriciens des ressources humaines, des travailleurs qui se font avoir, des gens qui écrivent des récits d’anticipation sur le travail, etc. J’avais un peu suivi ces journées de loin,via les vidéos en ligne, notamment l’intervention « Ressources humaines toi-même » de Danièle Linhart… Et dès lors j’ai proposé de garder ce titre : il n’y a pas d’autres sentences plus fortes que celle-là qui peuvent être trouvées, alors autant la recycler !
- Et le visuel ? Le
côté Lego / Duplo insiste sur le côté interchangeable des travailleurs…
- Oui, exactement. L’unidimensionnalité de toutes ces personnes : on n’est
de moins en moins des individus, de plus en plus mis dans le même moule (même
si la formule est un peu cliché).
- C’est une image qui existait ?
- Non, on a fait appel à un illustrateur, Raphaël Geffray. Vous aimez cette image ?
- Plutôt oui. Je la trouve en tout cas parlante et interpellante.
- On aimerait que cela touche aussi des gens hors du milieu du cinéma, qui ne font pas nécessairement des films d’habitude. Cela aurait particulièrement du sens par rapport à ce projet et ce sujet-ci.
- Pour boucler la boucle, entre les lignes de forces générales de l’AJC ! et la manière dont ça se retrouve dans cet appel de projets, il y a la question de l’ouverture à une pluralité de formes cinématographiques possibles…
- On est le seul atelier de production de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui est ouvert à toutes les formes possibles et notamment… à la fiction ! Par rapport aux autres ateliers qui ont une ligne éditoriale claire sur ce qu’ils attendent comme films [en termes de genres, de techniques, de langage, etc. ], notre force me paraît être de ne pas avoir d’autre ligne éditoriale que le « no budget ». Les films vont être plus liées au désir qu’on sent chez les personnes qui envisagent de les tourner.
- Une dernière question : est-ce que ces appels à projets spécifiques (sur une forme ou un sujet) permettent ensuite, une fois qu’ils existent, de mieux les diffuser, de les programmer et de les proposer ensemble ?
- Ça devrait ou pourrait être le cas mais par rapport à l’appel à projet « Pornographies » d’il y a deux ans, il n’y a par exemple que deux films sur six qui sont terminés. Idéalement, ça serait en effet pas mal, au moment où tous les films sont finis de les projeter ensemble pour dresser une sorte d’état des lieux d’une question traitée par une série de cinéastes plus ou moins dans le même lieu ou sur le même territoire et plus ou moins au même moment, de manière assez synchrone. Mais il faut attendre que les films existent : peut-être qu’ils ne fonctionnent pas du tout les uns avec les autres !
Interview et retranscription : Philippe Delvosalle
Appel à projets "Tout le monde déteste le travail"
Deadline : 15 janvier 2019