Les révoltes d’Alan Moore (2) : l’homme et son œuvre
Sommaire
This Is England !
V pour Vendetta (V for Vendetta en V.O.), publié en feuilleton entre 1982 et 1985, remonte à la période anglaise de Moore. Sorti de façon erratique chez un petit éditeur anglais qui a mis la clé sous le paillasson avant la conclusion de l’histoire, le bouquin commencera à se faire connaitre à partir de sa réimpression /publication complète en un seul volume et dix chapitres chez D.C. Comics en 1988, via sa division adulte Vertigo.
Illustré par son compatriote David Lloyd (et feu Tony Weare), V pour Vendetta est une espèce d’avatar post-apocalyptique uchronique du 1984 de Georges Orwell. Des années 1980 qu’un conflit mondial nucléaire a cette fois transformé en un désert radioactif sur la majeure partie du globe. Si la Grande-Bretagne a échappé au désastre, elle connait une situation de chaos et de (déjà !) dérèglements climatiques. Elle est bientôt placée – sauf l’Écosse, entrée en sécession – sous la coupe du commandeur Adam James Susan qui est à la tête de Norsefire (Feu Nordique dans certaines traductions françaises), un régime de type fascisant et eugéniste qui a fait le vide politique autour de lui et s’en prend indistinctement à toutes les minorités sexuelles, religieuses et ethniques pour assoir son pouvoir.
En 1997, quand commence l’histoire, ce pouvoir est ébranlé par les actions d’un mystérieux personnage masqué appelé V qui dynamite (sans jeu de mots) un à un les symboles du pouvoir en place. Au cours de l’une de ses opérations, il sauve une jeune orpheline de 16 ans condamnée à mort pour prostitution.
Ce dernier vient de débuter sa vengeance en exécutant les hommes-clés de Norsefire, à l’exception de La Voix du pouvoir que V enlève et soumet à un régime disciplinaire de type concentrationnaire. — Yannick Hustache
Elle le suit dans les souterrains de l’ex-métro, repaire de V qui y entasse les souvenirs et objets culturels témoins du monde d’avant, dans un lieu appelé le Musée des Ombres. Ce dernier vient de débuter sa vengeance en exécutant les hommes-clés de Norsefire, à l’exception de La Voix du pouvoir, que V enlève et soumet à un régime disciplinaire de type concentrationnaire. Perdant la raison, l’ex-porte-parole se fait à ce moment, pour le lecteur, le narrateur des véritables origines de V, ancien prisonnier de camp de concentration et cobaye médical évadé, passé au « juste terrorisme » au nom du « peuple ». Quant à la jeune femme, Evey, effrayée de la violence du révolutionnaire, elle croit lui échapper mais tombe dans un jeu de dupes et manipulations multiple, orchestré par V en personne ! Cas d’école exemplaire du syndrome de Stockholm, elle se mue ensuite en l’un de ses plus zélés serviteurs.
Durant la nuit du 5 novembre, V, qui a pris le contrôle des organes de surveillance électronique étatiques d’Adam James Susan, se met à diffuser des messages subversifs qui en appellent à la désobéissance civile et au chaos…
V for Victory !
Réalisé en 2006 par James McTeigue sur un scénario des sœurs Wachowski (Matrix), le film V pour Vendetta sort sans aucune mention au roman graphique et à son auteur.
Ce n’est pas tant les accommodements scénaristiques, qui peuvent dans certains cas se justifier pour plus de compréhension et de fluidité à l’écran, même pas à cause de son final « optimiste » dans la version ciné, que la simplification idéologique et thématique, doublée de « l’oubli » d’éléments cruciaux – mais délicats à utiliser quand on vise le grand public – que les fans hardcore du roman graphique, de même que son auteur, vont déplorer. Exit les drogues et tortures, le sous-texte et allusions anarchistes telles les références à Guy Fawkes, un révolutionnaire catholique anglais du début du XVIIème siècle, porteur du fameux masque qui lui est désormais associé, et qui échoua dans son projet de faire exploser le parlement anglais un 5 novembre.
Dans le roman graphique, Alan Moore soulève toute la charge de l’ambiguïté du projet révolutionnaire qui voit V recourir aux même techniques de manipulation que celles du régime qu’il combat, et s’en remettre à une violence (la torture, l’assassinat) tout aussi aveugle (les attentats à l’explosif) qui ne s’encombre pas de scrupules. L’autoproclamé sauveur du peuple, V, met ainsi la main sur les instruments clés et organiques du pouvoir d’Adam James Susan ; le Destin ou le super-ordinateur central ; l'Oreille et l'Œil, c’est-à-dire les organes de surveillance audio et vidéo publics et privés ; la Main, la milice chargée d’exécuter les basses besognes ; le Nez qui est la police criminelle et scientifique du régime ; et enfin la Voix, qui porte le nom du service de propagande de Norsefire. Ancien prisonnier d’opinion martyrisé, V est une sorte de sous-produit d’un système qu’il combat sans montrer aucune pitié, avec pour seule finalité de le voir s’effondrer, quels qu’en soient les méthodes et le coût humain, et sans jamais se poser la question de l’après. Et avec qui.
Dans le roman graphique, Alan Moore soulève toute la charge de l’ambiguïté du projet révolutionnaire qui voit V recourir aux même techniques de manipulation que celles du régime qu’il combat et s’en remettre à une violence (la torture, l’assassinat), tout aussi aveugle (les attentats à l’explosif) qui ne s’encombre pas de scrupules. — Yannick Hustache
Dans le film, V est une sorte de combattant romantique, habité de cette fibre romanesque et révolutionnaire – il dit s’appeler Edmond Dantès (personnage central du Comte de Monte-Cristo) –, certain que le peuple n’attend que lui et le moment opportun pour reprendre son destin en main. Et malgré ses erreurs, sa fin sacrificielle (il a sauvé Evey) « rachète » ses fautes, tandis que son exemple galvanise des milliers de personnes qui, déguisés en citoyens V, convergent sans violence vers le centre de Londres afin de mettre fin au régime d’Adam Sutler (le dictateur dans le film). Le contexte international de guerre nucléaire a été ramené à une situation d’après-guerre civile britannique et le Big Brother (Le Destin) ne semble pas avoir été mis en place.
Mister No !
Par la suite, Alan Moore regrettera, dans la foulée du succès populaire du film, la « récupération » et la très large généralisation du port du masque de Guy Fawkes au sein des mouvements anarchistes (Anonymus, Occupy Wall Street), mais hélas aussi au sein des sphères complotistes et groupuscules politiquement marqués à droite, voire libertariens, qui en appellent à s’opposer et/ou à détruire l’État par la violence. Oubliant par là le contexte et le sens particulier qu’il revêtait au sein du récit graphique originel (l’époque Thatcher).
Déjà échaudé par la piètre qualité des adaptations cinématographiques de From Hell (2001) et de La Ligue des gentlemen extraordinaires (authentique navet, 2003), ou encore du discret et pas si mal Constantine (2005), Moore ne voudra jamais que son nom figure au générique des adaptations que ses éditeurs ont négociées sans son aval. Sa fidélité à ses principes lui vaut de se priver de plantureux revenus que lui procureraient les droits d’auteurs et produits dérivés. Il est resté tout aussi inflexible en 2009 quand l’habituel tâcheron des productions ciné D.C., Zack Snyder, réussit, contre toute attente, une adaptation quasi plan par plan (ou case par case) de son redoutable Watchmen, appréciée des critiques et vrai succès public ! Et dernièrement, il douchait à l’acide l’enthousiasme médiatique suscité par la série du même nom (un préquel à sa création), mais non plus adaptée de ses propres récits…
Yannick Hustache
photo de bannière : Matt Biddulph (Wikimedia / Flickr / Creative Commons)