Alberto Velho Nogueira : histoire de collections remarquables…
Quand on parle des collections de PointCulture, on a en général l’image d’un tout homogène, quelque chose de dense et qui fait bloc. Pourtant, si l’on veut en reconstituer la généalogie, comme pour toute histoire, on découvre vite que les interprétations univoques ne tiennent pas la route. Une collection aussi vaste, constituée au fil de plusieurs décennies et impliquant de nombreuses personnes se raconte en faisceaux d’histoires emmêlées, convergentes parfois, n’excluant pas divergences, conflits et nuances. D’autant qu’au sein d’une association comme La Médiathèque a toujours existé une pluralité de sensibilités.
Alberto Vehlo Nogueira intègre en 1971 ce qu’on appelle encore la Discothèque nationale. Il a été, selon le jargon interne, le premier « conseiller d’achat » dont la fonction est d’effectuer la prospection selon une veille professionnelle de l’évolution des marchés et de procéder à l’acquisition des nouveaux titres.
Quand il entre en fonction, il n’y a encore que la musique classique et la chanson française qui font l’objet d’un suivi plus ou moins systématique. Le reste était embryonnaire ou inexistant (ni jazz, ni rock, ni musique de film), et « il y avait une collection de kleinkunst, « petit art », qui correspondait au cabaret flamand ».
Le processus de constitution d’une collection de disques pourrait sembler assez simple : on suit le marché, on achète pour correspondre à la demande du public emprunteur et, pièce après pièce, le patrimoine s’étoffe, devient le reflet des expressions musicales au fil du temps et des modes, la classification s’effectuant selon les genres définis par la musicologie, le commerce et les médias. Mais, dès le début, Alberto Nogueira se pose des questions et voudrait qu’une collection de musiques enregistrées soit aussi un outil de connaissance du monde, mis à disposition du grand public et pas uniquement un vecteur de loisir. Il ne fait, de la sorte, que s’inscrire dans la philosophie des politiques culturelles publiques qui visent à encourager l’esprit critique, l’émancipation et les pratiques culturelles favorables à la démocratie. Il mène ces investigations à partir de ce que l’on appelle le « folklore ».
« La musique non savante était classée comme musique folklorique et la notion de « musique folklorique » était une notion très falsifiée, personne ne se préoccupait vraiment de cette problématique. Les disques étaient présentés dans les services de prêt sous l’intitulé « folklore ». Ce terme recouvrait toutes les formes non occidentales de musiques, ce qui représentait une belle confusion. Le classement était effectué par pays et à l’intérieur d’un même pays on pouvait trouver la musique savante, par exemple celle du Japon, de la Chine, mélangée aux musiques les plus populaires et les plus « folklorisées ». Les gens ne faisaient aucune différence. C’est à partir de là que j’ai commencé mon travail, précisément en introduisant une différenciation entre toutes les entités que dissimulait le terme folklore, pour faire ressortir la richesse des formes musicales concernées. »
À travers cette problématique, c’est toutes les relations entre art savant et art populaire, art légitime et non légitime qui sont examinées, de manière à penser une classification des musiques échappant à ces antinomies réductrices et à l’imposition des régimes de valeurs. Ces premières réflexions autour des musiques dites folkloriques donneront lieu à une approche particulière de toutes les formes musicales « non savantes » qui entreront ensuite à la Médiathèque, le jazz, le rock, en générant de plus en plus une confrontation entre commercial et non-commercial. « La collection rock a bouleversé toutes distinctions entre commercial et non-commercial. Les musiques rock étaient elles-mêmes une prédisposition à la confrontation entre musiques populaires venues de la tradition orale et l’industrialisation de ces musiques-là. La musique rock sans la reproductibilité du son et des supports était, comme les autres musiques industrielles, impensable. Il a fallu passer par l’industrialisation, par la reproductibilité sonore pour qu’elles existassent. La musique rock est venue avec un appareil de disponibilité mentale qui faisait que l’on séparait difficilement les musiques non-commerciales des musiques commerciales. Attention, je ne parle toujours pas de valeurs, je ne dis pas que les musiques non-commerciales étaient meilleures que les musiques commerciales. Mais que des différences existaient. Il y avait des différences entre Frank Zappa et les Bee Gees, entre Zappa et les Beatles, même ! Ou Captain Beefheart et Blood Sweat and Tears… »
Les collections, donc, ont été d’emblée pensées comme outil de connaissance, comme espace de réflexions sur le rôle des expressions dans une société. Cela ne veut pas dire qu’elles étaient perçues comme telles par l’ensemble du personnel de la Médiathèque, ni par les publics. Les directions successives n’ont pas forcément appuyé et structuré cette approche et elle restait, finalement, comme une possibilité parmi d’autres. La part croissante des musiques commerciales a permis, d’une part, de poursuivre l’analyse des musiques populaires et de leurs évolutions industrielles et, d’autre part, a renforcé un courant contraire qui entendait se baser de façon plus minimale sur les principes de l’offre et la demande. L’histoire des collections de la Médiathèque/PointCulture est traversée de débats passionnels qui semblent, aujourd’hui, assez surréalistes. Ainsi quand il s’est agi de savoir s’il fallait acheter les disques de Michel Sardou ! (à l’époque, il est vrai qu’il y avait un appel à boycotter son concert à Forest National). « Vu l’élargissement des collections, vu l’élargissement des connaissances que nous pouvions proposer, il fallait passer à l’étape suivante qui consiste à dire au public : attention, il y a un lien entre expression et connaissance, expression et démocratie, expression et conscience… Or, ça c’est un travail très dur dans la mesure où le public n’est pas forcément intéressé, pas nécessairement conscient de ces problématiques et de ces enjeux liés aux expressions dans une démocratie de liberté, démocratie de conscience d’opinion et de raisonnement. »
Ce système de savoirs liés à la constitution des collections s’incarnait dans des « réunions de collection » pour le personnel. Une fois par mois, les responsables des collections – ceux et celles qui, dans chaque médiathèque, choisissaient les disques qui intégraient les collections locales – assistaient à des séances d’écoutes commentées. Les nouveautés à la mode étaient confrontées aux productions marginales, minoritaires, de formes faciles ou radicales. Des comparaisons étaient faites avec d’autres esthétiques, la peinture, la littérature, avec des analyses sociales, géopolitiques. « Je crois que j’ai animé plus de 1000 réunions de six heures en moyenne. Je peux espérer que ça a laissé quelques traces ! Le conseiller était obligé, par la force des choses, et du fait de la procédure que j’avais mise en place, d’effecteur les achats de la manière la plus vaste. Le conseiller devait élargir l’optique cognitive sur les musiques, surtout sur la géographie des musiques, tout simplement. Je me chargeais, pour le dire vite, d’une collection universelle, pour toutes les médiathèques et aux collègues de choisir, dans cette collection universelle, ce qu’ils avaient envie de présenter à leurs publics locaux. » C’est cette dynamique d’acquisition très large, et cette pratique d’écoute comparative qui a fondé le succès de l’association : sa qualité d’écoute et de conseils au comptoir, au contact de publics très diversifiés. Ce que les médiathécaires apprenaient dans ces réunions, les informations dispensées par la presse généraliste, les magazines spécialisés, les fanzines et les expériences de concerts, tout cela constituait un background qualitatif apprécié par les usagers et que l’on a fini par appeler « l’expertise de la Médiathèque ».
Si, chaque année, le public se rajeunissait, venait avec des intérêts renouvelés pour les musiques actuelles et passées, les collections aussi s’actualisaient en permanence, grâce à une prospection très performante, à l’échelle du monde entier. « La Médiathèque, génération après génération, montrait l’actualisation des choses, le mouvement des choses, et ça s’ouvrait à tous les registres possibles. Quand je parle de musiques radicales ou différentes, je précise qu’on avait aussi acheté la musique de l’île d’Okinawa, avec des influences de Tahiti et américaines. Tout ça, au départ dispersé, était rendu visible dans leur simultanéité grâce à leur présentation dans les collections de la Médiathèque. C’est ça qui était riche, ouvert et libre. On avait, il faut le dire, les moyens de le faire. » Ce qui n’est plus le cas avec la montée en puissance du milieu numérique, la chute de fréquentation, la baisse des budgets. Suite à la nouvelle convention signée avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, et le repositionnement de PointCulture, les collections ne seront presque plus augmentées. Alberto Nogueira considère qu’une archéologie de ces collections, qui en révélerait toutes les dimensions d’outil de connaissance, est certes très utile, n’a jamais été assez fait et rendra justice au travail réalisé. Mais selon lui, ça ne suffit pas. Il pense qu’il serait utile de maintenir, selon les moyens de l’association, un budget minimum pour poursuivre cette actualisation. Si, bien entendu, une part de cette action peut s’effectuer en reliant l’actualité disponible via les plateformes généralistes ou spécialisées, pointues, à leurs généalogies multiples conservées dans les collections physiques d’une association qui a su, pendant près de soixante ans, rassembler tous les symptômes musicaux du monde, il semble important à ce conseiller des débuts de la Médiathèque, de continuer à collecter des documents tangibles, significatifs. Il a néanmoins bien conscience que le contexte place cette ambition devant des difficultés énormes qui ne frappent pas encore le livre et les bibliothèques, ce qui, selon certains, ne devrait pas tarder à être le cas*. Comme quoi l’impact du milieu numérique sur les pratiques culturelles requiert des mesures et des parades qui dépassent le champ d’action d’une simple association sans but lucratif.
Pierre Hemptinne
- Cfr dans Le Soir du 19 juin 2019 : « La crise du livre ne fait que commencer », Vincent De Coorebyter, professeur à l’ULB