« All-In » : entretien avec Volkan Üce, documentariste
« La Turquie n’est qu’un décor. Tout comme l’Iran est le décor des films de Kiarostami : chacun peut y voir bien plus que le pays en lui-même. » — Volkan Üce
> PointCulture : Bien qu’ils se rejoignent sur certains aspects – notamment la poursuite de leur survie matérielle –, les deux principaux protagonistes, dénommés Hakan et Ismail, relèvent de profils diamétralement opposés. Le premier est un individu relativement instruit et nourrit des aspirations de cinéaste. Venu d’un village lointain, le second corrèle l’arrivée de réfugiés syriens dans sa région à la perte de son emploi. Comment avez-vous procédé pour constituer votre casting et qu’est-ce qui a déterminé ce choix de vous intéresser à eux en particulier ?
> Volkan Üce : Tout d’abord : ce fut un long processus de trouver un hôtel all-inclusive qui me permettait de filmer partout, en incluant les logements des saisonniers. Je savais dès le départ que je voulais deux protagonistes qui pouvaient évoluer de différentes façons. J’ai dû les trouver parmi tous les nouveaux venus. J’étais sur place avec mon directeur de la photographie et mon ingénieur du son dès l’ouverture de la saison, le 1er avril. Tous les matins, des bus de nuit venant de l’est de la Turquie s’arrêtaient et des jeunes en descendaient pour aller frapper à la porte de l’un des 400 hôtel de la riviera turque. La première phase de shooting a pris deux semaines. Et tous les matins, le manager des ressources humaines (Alper, qui figure aussi dans le film en tant que personnage secondaire) me contactait par whatsapp quand des gens se présentaient à la recherche d’un job. Je les ai rencontrés devant l’hôtel. Ils avaient les yeux rougis par cette nuit passée dans le bus. Je me suis présenté et leur ai demandé la permission de filmer leur entretien d’embauche. C’était la première fois qu’ils s’aventuraient en dehors de leur village.
Je me sentais plutôt nerveux durant ces deux semaines d’avril. Je savais que l’hôtel engagerait environ 350 personnes, tous en tant que main d’œuvre bon marché, mais je n’avais aucune idée de combien d’entre eux arriveraient durant cette période, ni combien seraient des jeunes qui quittaient leur village pour la première fois, en l’occurrence le profil que je recherchais. Heureusement, beaucoup parmi eux correspondaient à l’idée que je m’en faisais. Mais le panel de personnalités différentes était tout de même limité. Je savais que, potentiellement, je devrais revenir l’année suivante si les choses ne se déroulaient pas comme je le souhaitais.
Ismail et Hakan ont dissipé tous mes doutes dès le moment où je les ai rencontrés. Je me considère très chanceux d’avoir croisé leur route et qu’ils m’aient ouvert leur cœur et leurs pensées. Ils sont tous les deux très différents mais ils partageaient au moins une chose : ils étaient tous les deux purs, honnêtes et innocents. Et durant la saison et demie pendant laquelle je les ai accompagnés, ils ne m’ont jamais déçu.
> PC : Vous semblez avoir développé une proximité avec les protagonistes, tout en étant parvenu à vous effacer, autant que faire se peut, pour demeurer un simple observateur. Malgré cela, certaines séquences apparaissent pour eux comme une occasion saisie de s’épancher sur leurs désillusions, comme s’ils étaient invités à le faire. En tant que documentariste, comment trouver la bonne distance pour obtenir un rendu le plus spontané et, par conséquent, le plus authentique possible ?
> V.U. : Voir ces jeunes hommes changer d’un moment à l’autre a été comme regarder un film d’horreur en 3D. Un cauchemar. En ce sens, le film et son sujet sont très durs. Une personne m’a dit qu’elle l’avait trouvé très fort émotionnellement, presque violent. A chaque fois que je les retrouvais, je pouvais voir que ce monde (le microcosme de l’hôtel) était en train de les métamorphoser, surtout Hakan. C’était très difficile pour moi de le voir à chaque fois plus déçu, désillusionné, … A chacune de mes visites, monter les escaliers pour le rejoindre devenait de plus en plus long, le bruit et la présence des touristes de plus en plus désagréables car je me sentais mal pour Hakan. C’était douloureux de voir à quel point il abandonnait tous ses rêves, mois après mois. On peut voir dans le film que cet environnement était nocif pour lui.
Je n’ai jamais interféré mais, bien sûr, ce serait malhonnête de dire qu’il n’y avait pas de caméra. Il y avait même une très grosse caméra. Et je suis sûr que les touristes se comportaient de façon moins impolie quand je les filmais. Mais je ne suis jamais vraiment intervenu dans le cours des événements. L’amitié que les deux garçons ont nouée, par exemple, fut une très grande et agréable surprise. J’espérais que cela arrive et l’avait vu comme un élément du scénario qui pouvait emmener le film à un niveau supérieur mais je ne me serais pas permis d’essayer de forcer ce genre de choses. Bien sûr, il est possible qu’Hakan et Ismail ont commencé à se parler parce qu’ils étaient les seuls garçons que je filmais régulièrement. Mais qui dit qu’ils n’auraient pas pu le faire sans cela ?
Chaque documentariste a probablement sa propre façon de travailler. Personnellement, je n’aime pas créer artificiellement des situations pour lesquelles je demande à mes protagonistes de faire ou dire quelque chose. Parce qu’une fois qu’on commence à faire ça, on ne sait plus où ça s’arrête. Ce serait les transformer en acteurs amateurs qui attendraient d’être dirigés et toute la spontanéité disparaitrait petit à petit. Si je veux qu’ils s’ouvrent à propos de quelque chose, le moyen le plus extrême que je pourrais employer serait de demander à quelqu’un, qui n’est pas un protagoniste (un ami, un collègue, un frère) d’initier un sujet.
« J’ai été très clair sur le fait que mon film ne serait pas un reportage TV autour des conditions de travail, je ne suis pas Gordon Ramsay et All-In n’était pas destiné à ressembler à Cauchemars en cuisine. » — Volkan Üce
> PC : Plus le film avance, plus l’inadaptation d’Hakan dans cet univers frelaté semble criante. C’est essentiellement par son entremise que sont décrits tous les dysfonctionnements à l’œuvre sous le vernis de l’entertainment. Vous disiez précédemment qu'il ne fut pas aisé de trouver un hôtel avec l'autorisation de filmer partout. Justement, dans quelle mesure l’accès à ce monde de cartes postales, essentiellement fait d’apparences, fut-il difficile ? Quelle a été votre approche quand il s’est agi de demander les autorisations de filmer ?
> V.U. : Ça a été assez difficile d’obtenir l’autorisation de filmer. J’ai parlementé avec presque 40 directions d’hôtel. Si j’avais décidé d’être moins honnête, je n’aurais probablement pas dû attendre si longtemps. Car, à la base, ils aimaient tous l’idée d’avoir une caméra dans leur hôtel. Mais à la minute où je leur disais que je voulais pouvoir filmer partout, y compris dans les logements, ils refusaient. Le quarantième, le propriétaire du Nashira Resort, a compris ce que je voulais faire et m’a finalement donné le feu vert. J’ai été très clair sur le fait que mon film ne serait pas un reportage TV autour des conditions de travail, je ne suis pas Gordon Ramsay et All-In n’était pas destiné à ressembler à Cauchemars en cuisine. Il a bien saisi que je ne voulais pas faire un film de victimisation et que je n’allais pas représenter le management comme des malfaiteurs. Il était aussi sincèrement intéressé par ce que ressentaient et pensaient ces 350 jeunes hommes. Je lui ai montré le rendu du film avant de le livrer au monde, tout comme à Ismail et Hakan, et aucun d’entre eux n’a émis d’objections.
Je suis très précautionneux avec les sentiments de mes personnages (y compris le propriétaire de l’hôtel) car je ne veux pas provoquer de mauvaise énergie. La vie continue après le documentaire et je voulais qu’Ismail et Hakan restent amis. J’étais beaucoup moins intéressé par les touristes. Visuellement, ceux-ci ont finalement peu d’importance dans le film. Le style que j’ai adopté est tel qu’ils ne sont perçus que comme une masse anonyme, peu ou pas reconnaissables. Ma plus grande crainte concernant les touristes était de les voir sans arrêt se précipiter vers la caméra, ce qui m’aurait forcé à jeter beaucoup de rushes. Heureusement, ils ont été corrects. Mais bien sûr, ils étaient moins malpolis à l’égard du staff et se servaient même moins de nourriture quand nous étions dans les parages. J’ai dû demandé la permission de filmer à des touristes uniquement quand ils étaient cadrés de près, clairement vus et entendus, plus de quelques secondes.
> PC : Quant à Ismail, la promesse d’une rémunération – destinée à aider sa famille – semble le mener à toutes les concessions, confronté qu’il est à des « clients-rois », potentiellement insultants, voire méprisants. A la genèse de l’écriture du film, quelle était votre connaissance de ce système d’exploitation qui s’appuie largement sur un taux de chômage élevé pour absorber une part des forces vives du pays ? Quels enseignements tirez-vous aujourd’hui de cette expérience ?
> V.U. : Je voudrais clarifier quelque chose à l’attention de tous les lecteurs qui s’attendent à un tire-larmes sur la situation socio-économique en Turquie. Personnellement, je n’aime pas les films de victimisation venant d’est ou du sud car je suis toujours à la recherche de quelque chose qui va au-delà de la situation d’un pays. La Turquie n’est qu’un décor. Tout comme l’Iran est le décor des films de Kiarostami : chacun peut y voir bien plus que le pays en lui-même. Les garçons qui travaillent dans l’hôtel ne se perçoivent pas comme des victimes. Presque tous veulent retrouver leur poste la saison suivante. Ce ne serait donc pas correct de les présenter comme des victimes. Qui suis-je pour juger ? Ils en seraient offensés. Partager des informations sur le taux de chômage et l’économie n’est pas mon but principal.
Je voulais surtout montrer le coût psychologique de ces vacances low cost. Aussi, je montre l’hôtel comme un microcosme. Les réactions que j’ai reçues me laissent penser que j’ai réussi à représenter l’environnement de l’hôtel comme une version miniature de notre monde moderne, dans lequel la méritocratie est le nouveau Dieu, où le consumérisme et l’individualisme règnent. Un univers qui nous fait perdre notre innocence comme Hakan et Ismail, dans lequel on est emprisonné et jugé par des caractéristiques personnelles qu’on contrôle à peine, comme notre travail, nos origines ou notre couleur de peau...
Propos recueillis et traduits de l'anglais par Simon Delwart.
Crédits images : Cassette for timescapes / Dalton Distribution
Agenda des projections
Sortie en Belgique le 3 novembre 2021.
Le film sera projeté au cinéma Aventure (15, rue des Fripiers, 1000 Bruxelles).
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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