Allô David Dufresne ?
- Je voudrais partir de votre film – y compris de ce qui vous y a amené – en commençant par ce tout premier signalement Allô place Beauvau ?, en décembre 2018 je crois. Retweeter une vidéo de violence policière, puis dix, puis cent, ça n’est pas encore nécessairement du journalisme. En quoi à un moment donné votre manière de procéder est-elle devenue journalistique ?
- David Dufresne : Vous avez raison. Ce n’était pas une démarche journalistique au départ. C’était une démarche documentariste, je dirais. Ça deviendra – à mon corps défendant, sans que je m’en rende compte au début – du lancement d’alerte. Même s’il y a des vieux réflexes journalistiques qui vont réapparaître très vite, presque dès le premier tweet : une formule (« Allô place Beauvau, c’est pour un signalement »), mais surtout la date, le qui, quoi, quand, comment… Les « cinq W » (« who, what, why, when, where ? ») vont se mettre en place dès le second ou le troisième tweet. Puis la vérification de la véracité de tout ça. Sur 970 signalements, il y en a deux ou trois qui étaient inexacts et qu’on a retirés (en expliquant pourquoi on les dépubliait).
- J’imagine que cela a dû être éprouvant de passer tant de temps à regarder et re-regarder ces images très dures – à mon sens parfois presque irregardables –, de les vérifier, de choisir « la meilleure version » quand une scène avait été filmée par plusieurs personnes, etc. Vous n’avez pas passé deux ans de votre vie à cela par plaisir…
Le point de départ, c’est une sidération devant la brutalité policière, une colère devant le silence médiatique et le besoin de combattre le déni politique. — David Dufresne
Les deux derniers éléments allaient de pair : c’est parce qu’il y avait un silence médiatique qu’il pouvait y avoir un déni politique. C’est ça qui m’a motivé pour affronter ces nuits sans sommeil, ces difficultés que je raconte beaucoup dans le roman Dernière sommation. Je me rends compte que physiquement j’ai changé, j’ai vraiment pris un coup de vieux. Mon corps a encaissé beaucoup, ma tête a encaissé beaucoup. D’où l’idée de l’écriture, qui sert d’exutoire en ce qui me concerne et, je l’espère, de catharsis pour le lecteur – puis, après, le film. Je dois me débarrasser de tout ça, en faire quelque chose pour pouvoir passer outre.
Mais, surtout, n’oublions pas que ceux qui souffrent avant tout, ce sont ceux qui sont dans les images, les mutilés, les amputés. Ma souffrance n’est rien comparée à la leur.
- À l’opposé de votre démarche qui a été de non seulement voir ces images mais de les regarder, de manière systématique et rigoureuse, il y a plein de façons de ne pas vouloir les voir : parce qu’elles font peur, parce qu’on est politiquement du côté de ceux qui commettent ou acceptent les actes dont elles sont la preuve… mais aussi en les considérant comme des actes isolés, des bavures, des faits divers, de ne pas voir le système, ce qui les relie entre elles…
- Ce déni face aux images existe encore par rapport au film. On sait que des subventions ne nous ont pas été accordées parce que des gens dans les commissions d’aide au cinéma nous disaient « Je n’ai pas voulu voir les images sur le moment, je ne vais pas aller les voir au cinéma ». Il y a un chantage qui est fait, et qui fonctionne à plein : « Vous êtes pour ou contre la police, donc vous êtes pour ou contre la République, vous êtes pour ou contre la démocratie » et « Un jour ou l’autre, vous aurez bien besoin de la police ». Il ne s’agit bien sûr pas de dire que toute la police agit « en roue libre », mais une partie des gens ne veut pas voir une partie de la vérité. De mon point de vue, c’est justement démocratique, voire républicain, de s’intéresser à cela. Ne rien faire est totalement irresponsable.
- En cherchant une écriture pour cet exutoire, comme souvent dans votre parcours vous avez trouvé une forme dédoublée : un roman et cette fois-ci un film de cinéma… Comment ces éléments se sont-ils articulés ?
Un jour, j’étais à un colloque sur le journalisme à la Chaux-de-Fonds en Suisse et, en introduction, l’organisatrice a rappelé l’étymologie du mot « informer ». Je n’avais jamais réfléchi à ce mot ! Pour moi, c’était « donner des informations », le journalisme, etc. Non ! Étymologiquement, informer c’est « mettre en forme » ! Cela a été vraiment une révélation. — D. D.
J’ai compris pourquoi depuis quinze ans, depuis l’affaire dite « de Tarnac », puis les webdocumentaires, puis le roman, puis le film de cinéma, je suis à ce point obsédé par les questions de forme. En réfléchissant à la forme — par exemple de Dernière sommation ou d’Un pays qui se tient sage —, on réfléchit aussi au fond. La forme est un cheval de Troie pour le fond ! ; ça nous ramène aussi à mes années de fanzines rock qui sont très importantes pour moi. Depuis cinq jours, je publie sur les réseaux sociaux de petites vidéos sur la loi dite de « Sécurité globale » que je confectionne à la main : c’est du fanzinat !
- Une mise bout à bout des vidéos repostées sur Internet n’aurait pas fait un film, pas produit du cinéma. Il restait à trouver un dispositif, à faire des choix en matière d’image, de statut de la parole, etc. Pour moi, une des grandes trouvailles d’Un pays qui se tient sage est l’idée de la projection sur grand écran et de la salle obscure comme un lieu de réflexion, de distance, de reconfrontation par rapport à ces images, etc. Cela m’a fort fait penser à cette fameuse phrase de Godard : « Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse. »
- Je crois que Godard a dit cela à la télévision, sur le plateau d’une émission ! C’était ça notre idée : on va aller au cinéma pour ne pas détourner le regard. À la limite, en tant que spectateur vous pouvez à nouveau baisser le regard mais vous ne le baissez pas comme devant une télévision, vous le baissez vers vous-même, votre propre gêne, votre propre émotion, votre propre colère.
On n’est pas dans une salle de cinéma par hasard. Il y a l’idée que ces images-là sont plus importantes que Twitter et Facebook, que le swipe, que le scroll… Balayer, scroller, c’est oublier ! Et, au cinéma, on ne peut pas scroller ! — D. D.
Le cinéma est encore un lieu de liberté, chèrement acquise, tant au niveau du fond que de la forme. Ce film n’aurait pas été possible à la télévision et d’ailleurs pour l’instant, malgré les 100.000 entrées en plein Covid, aucune télévision ne nous propose de le programmer !
- En 2007 vous aviez tourné Quand la France s’embrase – Enquête sur le maintien de l’ordre pour la télévision, dans une forme assez classique, avec des interviews face caméra. Pour Un pays qui se tient sage, l’autre idée forte c’est d’enregistrer la parole de vos intervenants deux par deux, sans que cela n’apparaisse comme une interview.
- Quand la France s’embrase — pour lequel j’ai encore une certaine affection et dans lequel il me semble qu’il y avait quand même des choses intéressantes au niveau de l’écriture — c’était mon premier film, avec un producteur très présent et pour une des plus grandes chaînes de télévision nationale ! Pour Un pays qui se tient sage, cela tourne autour de l’idée de conversation et de débat. Pas autour de la forme de l’interview, qui est un jeu très codé avec, entre autres, des éléments de séduction. Pour lancer les conversations, je leur donnais un papier plié avec la citation de Max Weber (« L’État détient le monopole de l’usage légitime de la violence ») — et plus tard celle de Dom Helder Camara et un article de la déclaration des droits de l’Homme. Cela amorçait les échanges et je m’asseyais dans la salle de cinéma en les laissant discuter. À la fin, depuis le fond de la salle, je lançais les images, sans les prévenir de ce qu’ils allaient voir. La première séquence du film [où un Gilet jaune éborgné revoit les images de la perte de son œil] va dans ce sens : elle clarifie pour le spectateur que ces images sont montrées avec l’accord de ceux qu’on y voit. Un accord éthique de la part des victimes elles-mêmes qui répond à l’accusation de « film obscène » émanant de certains.
- La question est peut-être un peu naïve mais je me demande, alors que la France a déjà une police en partie très violente sous l’administration d’un président qui n’a été élu que pour faire barrage à Marine Le Pen, ce qui se passerait si cette même police venait à se retrouver sous les ordres d’une présidente émanant du Rassemblement national ?
- Vous avez raison. Les journalistes ne posent jamais cette question ; elle apparaît juste parfois dans les débats publics. Ce qu’on voit aujourd’hui en France, c’est qu’une partie de la police est capable d’agir avec des méthodes d’extrême droite… sans que l’extrême droite ne soit au pouvoir. Et la loi dite de « sécurité globale » risque de renforcer cela, en éteignant la lumière que certains essayent de maintenir sur les violences policières, en cassant le thermomètre que représentent les réseaux sociaux sur ce sujet. Auparavant, les violences policières existaient dans les quartiers, les banlieues, mais n’étaient pas documentées, pas filmées, pas photographiées. À la demande de la police, certains voudraient revenir à cette impunité. Et une partie des forces de gauche, ou de ce qui en reste, n’ont pas tout à fait compris à quel point c’est un enjeu important.
Interview (Skype) : Philippe Delvosalle, novembre 2020
article paru dans Le Magazine n°4 de PointCulture
Photos du film : (c) Le Bureau - Jour2fête / Portrait de David Dufresne : Jean-François Paga (via éditions Grasset)