Anton Kannemeyer : l'Afrike de Pappa
Anton Kannemeyer (Le Cap, 1967) est un dessinateur et auteur de bande dessinée sud-africain opérant aussi sous le pseudonyme de Joe Dog, et exposant par ailleurs dans le circuit de l'art contemporain. En 1992 (peu avant la fin de l'apartheid), avec deux comparses Conrad Botes/Konradski et Lorcan White/alias Mark Kannemeyer (son frère), il fonde Bitterkomix, la première revue de BD underground du continent africain. En français, l’œuvre graphique d'Anton Kannemeyer est surtout connue via l'ouvrage collectif Bitterkomix à L'Association en 2009 et la monographie Pappa in Afrika chez les Bruxellois de La Cinquième Couche, fin 2018.
- PointCulture : Pouvez-vous évoquer la rencontre qui vous a amenée à publier Pappa in Afrika ? Avez-vous d’abord rencontré l’homme/l’auteur, Anton Kannemeyer/Joe Dog ? Ou d’abord son œuvre, ses livres, ses publications ?
- Xavier Löwenthal (La Cinquième Couche) : Je connaissais BitterKomix par L’Association et j’avais été surpris de croiser ses grands dessins régulièrement dans de grandes collections d’art contemporain. On avait failli faire une partie de ce livre en coédition, il y a quelques années, avec Tommi Musturi et d’autres. Pour des questions d’organisation, de temps et d’argent, ça ne s’était pas fait. Mais à l’époque déjà, on avait demandé à L’Association l’autorisation d’utiliser une partie des planches figurant dans BitterKomix, ce qu’ils ont accepté sans problème. C’est William Henne [aussi de la Cinquième Couche] qui a rencontré Anton, à l’occasion d’une rencontre organisée par la dessinatrice Dominique Goblet, à l’Erg, avec ses élèves. William en a profité pour boire des Orvaux en sa compagnie, et voilà.
- Pappa in Afrika est un livre assez composite reprenant à la fois des bandes dessinées, des images, dont on ne devine pas toujours au premier regard qu’il s’agit parfois d’acryliques de grands formats souvent montrées en expositions, des dessins de presse, etc. Comment avez-vous choisi précisément ce que vous vouliez traduire et éditer ? Apparemment, l’édition originale, en anglais chez Jacana en 2010, de Pappa in Afrika fait 96 pages ; votre édition en français fait plus de 150 pages… Quels éléments y avez-vous rajoutés ?
- On a travaillé en étroite collaboration avec Anton. On a souhaité dès le départ faire un livre qui ne soit pas seulement une recension du passé, une compilation, mais aussi un livre contemporain, avec des dessins récents. Le processus éditorial est lent, et Anton a envoyé des dessins tout du long. Tout se faisait par mail, entre William Henne et Anton. Je ne suis arrivé qu’à la fin, lors du traitement des images.
- Ce qui m’a frappé assez vite dans le livre, c’est que, par sa dimension autobiographique (même si celle-ci n’est qu’une des composantes de sa démarche), Anton Kannemeyer pose d’où il parle, d’où il dessine : en tant que Sud-Africain blanc, critique par rapport à l’apartheid et victime à son échelle – individuelle, non structurelle – d’un père afrikaner abusif et assez horrible…
- Il parle de sa propre expérience, problématique, liée aux circonstances historiques de la ségrégation raciale, l’apartheid, et ce qui est advenu après. J’ai rencontré récemment un artiste photographe sud-africain, ici, où je vis, à Split. Nous n’avons eu aucune peine à communiquer, lui en afrikaans, moi en flamand. C’est une connaissance d’Anton. Ce photographe est venu s’installer à Split pour fuir la haine sourde et le ressentiment qui demeurent, en Afrique du Sud (le choix des Balkans pour cet exil est pour le moins ironique).
C’est ce photographe qui m’a appris que le travail d’Anton était toujours très polémique, là-bas. Il divise et il rassemble. Le même phénomène a frappé Coetzee, qui vit en exil aux Pays-Bas : il est détesté tant par les Noirs que par les Blancs, qui tous le trouvent raciste, caricatural, obscène. On connaît bien ces troubles de la mémoire et du deuil, qui prennent souvent la forme du déni, en Belgique. — Xavier Löwenthal
- Un des fils rouges plus qu’évidents du livre, dès sa couverture, consiste dans les innombrables références à Tintin, à Hergé, à Tintin au Congo, au racisme d’Hergé… En avez-vous parlé avec l’auteur, vous a-t-il un peu expliqué son obsession pour ce corpus, de ses lectures d’enfance aux satires de l’âge adulte ?
- Pas spécialement. Mais il faut se rappeler du fait que la 5C est aussi liée, on ne sait trop comment d’ailleurs, à cette édition pirate de Tintin au Congo en lingala, une édition qui s’inscrit très bien dans cette collection de détournements que nous faisons, et qui pose une question fondamentale : qu’est-ce qui préside au choix des langues de traduction et de diffusion ? Pas seulement l’argent, mais des choses beaucoup plus symboliques, qui ont trait à la domination. Les langues officielles, dans la plupart des anciennes colonies, sont toujours l’anglais ou le français… la langue de l’oppresseur.
Tintin au Congo est un livre culte au Congo. Un livre aimé. On le trouve drôle, parce que l’attitude des colons et de Tintin est vraiment ridicule de naïveté. — Xavier Löwenthal
- Parmi ces multiples références, Kannemeyer ne se réfère pas qu’à Tintin lui-même, qu’au corpus des albums originaux, mais aussi à l’héritage post-mortem d’Hergé, au merchandising, à la Société Moulinsart (dans la planche « Les avocats de Moulinsart au Congo »), à la figure souvent contestée de Nick Rodwell… Là aussi, Kannemeyer vous a-t-il raconté ce qui se cache derrière certaines planches ? A-t-il eu affaire à des tentatives de censure de la part des héritiers d'Hergé ? Et vous-même, ne craignez-vous pas de vous attirer leurs foudres ?
- Il n’y a pas eu de problème avec Moulinsart S.A., qu’on sache. Nick Rodwell assure d’ailleurs qu’il n’a jamais poursuivi ou fait condamner aucun artiste, artisan ou commerçant d’Afrique. J’ai montré à Nick les planches dont tous les dialogues sont « Je hais Nick Rodwell ». Je ne voulais pas lui faire ça sans mesurer d’abord à quel point ça pouvait le toucher personnellement. Il les a regardées d’un air navré, a pointé le sexe des Dupont/Dupond, relevé que c’était vulgaire, puis il m’a dit qu’il ne s’agissait pas de sa personne, qu’il s’en fichait de sa personne. Pour nous, il s’agit de l’exercice du droit de parodie et de satire. Il n’y a pas de confusion possible entre le travail d’Anton et celui d’Hergé.
- Au niveau du style graphique, du trait, Pappa in Afrika est aussi une œuvre éclatée, oscillant entre la ligne claire des parodies de Tintin et un dessin beaucoup plus personnel, tantôt plus réaliste, tantôt quasi expressionniste, des autoportraits ou des dessins d’hommes d’État, de politiciens et de dictateurs africains…
- Oui. Anton est un artiste plasticien, comme on dit vilainement. Il utilise des supports plats pour y mettre de la matière qui fait des figures. Tout ça me paraît naturel. Et c’est un artiste qui vit quelque part à un moment donné, et pas en dehors ou au-dessus, donc il parle de ce qu’il vit.
- Un autre fil rouge, peut-être un rien moins visible que le lien à Tintin et Hergé, mais cependant très présent dans le livre, réside dans la conjonction de la violence et du sexe, dans la récurrence de la thématique du viol et de relations sexuelles – interraciales ou non – biaisées par des relations de pouvoir… Peut-on lire dans l’œuvre de Kannemeyer la sexualité comme un révélateur de la violence latente de la société sud-africaine post-apartheid ?
- On peut en tous cas lire que ce fut violent et que ce l’est toujours. Il y a la violence structurelle de l’apartheid, à laquelle on n’a pas mis fin avec l’apartheid. C’est devenu moins visible, peut-être, ou même pire : c’est vécu comme naturel, tant c’est intégré, et ce n’est pas conscient du tout. La violence structurelle, le racisme structurel, ça existe aussi chez nous. Anton le montre, violemment, et c’est pour ça qu’il attise tant de haine.
- Selon moi, une des forces de la démarche de l’artiste vient de son affranchissement par rapport aux canons du « politiquement correct » et de l’autocensure que ces « limites à respecter » impliquent souvent… Je crois que Kannemeyer a d’ailleurs eu à faire face à des lecteurs qui ne comprenaient pas sa démarche et son point de vue et qui le taxaient de racisme, mais il me semble qu'il a maintenu le cap… Une telle démarche – flirtant souvent avec les fantasmes, les non-dits, les questions non résolues de la psyché collective d’un pays – me parait par exemple quasi impossible dans les champs beaucoup plus réglementés et autocensurés du cinéma documentaire ou même du cinéma de fiction…
- Je crains que, pour le cinéma, ce ne soit lié à son coût et donc à la production. On ne fait aucun film sans passer par les multiples cribles des commissions et des comités de lecture. Du coup, il est devenu difficile de produire des choses qui fâchent. Le livre, c’est encore un média cheap. Il suffit d’un seul éditeur pour le produire. Nous avons cependant eu le soutien de la Promotion des Lettres (très indépendante et peu frileuse politiquement, il faut le reconnaitre) et du Centre national du livre (C.N.L.).
- Dans un tel contexte – de contenu un peu « touchy » et de traduction d’une réalité sociale, politique et culturelle qui n’est à priori pas celle des lecteurs – on aurait pu imaginer une édition très « accompagnée », très commentée, pleine de notes de bas de page, ou encadrée par une préface ou une postface… Mais ce n’est pas l’option que vous avez choisie ! Pouvez-vous en dire quelques mots ?
- Une œuvre qui doit être accompagnée de son commentaire est une œuvre faible, sauf si le commentaire fait partie de l’œuvre elle-même. L’appareil critique, c’est après l’œuvre, pas au moment où on la montre, pas en même temps que l’œuvre. On l’a fait, pourtant, à deux reprises : pour MetaKatz, après Katz, aussi pour moquer MetaMaus, et pour Journaux, l’œuvre complet de Judith Forest. Mais c’est une réédition d’une œuvre faible qui ne se comprend que dans son contexte, et le contexte, inexorablement, se perd. Je crois que Pappa in Afrika peut se lire et se comprendre en dehors de son contexte, qu’il est assez fort pour ça, et la domination, suffisamment universelle et niée partout...
Interview réalisée par Philippe Delvosalle par e-mail en mars 2019
La Cinquième Couche présentera Pappa in Afrika dans le cadre de
Decolonization Will Not Be Televised
PointCulture Bruxelles
Vendredi 22 mars 2019 - dès 18h