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Art, culture et confinement (26) : Denis Gielen (MAC’s)

Art, culture et confinement : Denis Gielen (MAC’s)
La crise pointe la dangerosité d’un monde sans musée d’art. Denis Gielen, directeur du MAC’s, évoque ce que l’art contemporain nous raconte de l’épouvante ; pointe la posture panoptique des Big Data en temps de pandémie et donne rendez-vous, après confinement, avec des artistes qui aiguiseront nos regards sur un monde à la peine.

- Pierre Hemptinne (PointCulture) : Comment ça se met en récit, dans un Musée d'Art contemporain, une telle crise sanitaire ? Parce que les opérateurs culturels ne sont pas des opérateurs de calcul, on ne va pas se focaliser sur l'impact quantifiable : dans l'expérience d'une équipe culturelle, dans le Borinage, ça se noue avec quels vécus, quels échanges, quelles remarques et réflexions, quels partages? Quelle porosité?

- Denis Gielen (MAC’s) : Je rappelle toujours qu’il existe en effet deux modes d’évaluation de notre activité spécifique, le bilan financier et le bilan moral. Si la crise sanitaire a un impact évident sur le premier, avec la baisse de nos recettes et l’engagement de frais de production et de promotion pour des actions malheureusement annulées, elle touche surtout la dimension morale.

Fermé, le Musée n’est plus à même d’exécuter ses missions « d’intérêt public ». Pour illustrer concrètement cet impact moral, je prendrais l’exemple des opérations de sensibilisation à l’art contemporain que nous menons auprès des publics scolaires. Chaque année, d’avril à la mi-juin, le MAC’s offre des visites guidées gratuites à une centaine de jeunes par jour. C’est démoralisant d’imaginer que ces quelque 3000 jeunes ne visiteront pas le MAC’s cette année, car ce lien avec les écoles, en grande partie issues de la région du Borinage, est une des missions essentielles de notre service de médiation culturelle. Le Musée est lieu d’apprentissage du regard. À travers l’art contemporain, nos équipes apprennent aux jeunes à observer une image, à la décoder, à l’interpréter et à la critiquer, ce qui me paraît essentiel dans une société de plus en plus visuelle. — Denis Gielen

De plus, la découverte de l’art contemporain permet de circuler transversalement à travers tous les savoirs, ce que ne font pas nécessairement la majorité des écoles aujourd’hui. Le temps du confinement nous fait prendre conscience qu’un monde sans musée serait inconcevable, en tous cas une régression terrible sur le plan de l’éducation. Ce serait revenir à l’époque aristocratique où seuls les puissants de ce monde avaient accès à la culture.

- Pierre Hemptinne : Quelle analyse fais-tu du surgissement de l'épidémie, de la crise sanitaire, du confinement ? Est-ce une parenthèse ? Ou le symptôme de quelque chose de plus profond, découlant du mode dominant de société, de son impact négatif sur la biosphère ?

- Denis Gielen : La figure de la « parenthèse » est intéressante. Car la pandémie, la crise sanitaire qui l’accompagne ainsi que les dispositifs gouvernementaux qui s’en suivent constituent effectivement un segment de notre histoire, en l’occurrence courbe, avec un début, une fin et, au milieu, un pic. C’est aussi une « mise entre parenthèses » de notre économie, du moins de ses secteurs jugés non-essentiels durant la crise, comme le montrent ces flottes d’avions de tourisme cloués dans les aéroports du monde entier : l’une des images les plus symboliques de ce confinement à l’échelle global.

Mais cette parenthèse accidentelle, comme toutes les situations d’urgence, est surtout un moment critique, me semble-t-il, où de nouveaux dispositifs politiques se mettent en place, pour le meilleur et pour le pire. Cette parenthèse-ci devrait logiquement affecter notre manière d’habiter le monde. — Denis Gielen

Cela touche, avec ce virus d’origine animale, à l’écologie bien entendu, et avec cette crise sanitaire, à ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique. Il faudra donc observer attentivement ce que les gouvernements mettront en place pour discipliner les corps et contrôler les populations à travers des normes statistiques.

- Pierre Hemptinne : La fermeture des lieux culturels non-marchands, le confinement généralisé : n'est-ce pas un tapis rouge déroulé pour les grandes plateformes numériques ? Ne voit-on pas, en ces circonstances, combien la vie culturelle du plus grand nombre devient dépendante de ses dispositifs ? Les institutions non-marchandes bien fragiles par rapport à ça ? Et, dans la foulée, les big data comme outil de contrôle, récolte de données sensibles ?

- Denis Gielen : Comme le disait en substance Sylvain Tesson au journal d’Arte, la crise du Covid-19 est une occasion rêvée pour les industriels de la Silicon Valley et les adeptes du transhumanisme de promouvoir leur utopie d’un monde de la distanciation sociale généralisée. Dans ce rêve qui est en réalité un cauchemar, les big data au temps du Covid-19 sont équivalentes, pour revenir à Foucault, au panoptisme à l’époque de la peste.

- Pierre Hemptinne : Quels artistes, quelles œuvres (de « plasticiens ») pourraient être considérées comme ayant « annoncé » la crise actuelle, traitant des problématiques écologiques, des épidémies virales ? Quelles expériences esthétiques seraient instructives, pourraient aider à comprendre, à mieux penser et vivre ce qui se passe ?

- Denis Gielen : Je me souviens avoir été marqué par ma rencontre au milieu des années 1990 avec l’artiste américain Chris Burden. C’était à l’occasion de son exposition solo au Frac Champagne-Ardennes. Il y exposait des énormes sculptures suspendues qui représentaient des globes terrestres composés d’un amalgame assez répugnant de roches et de circuits modélisés de trains électriques, genre Märklin. Notre planète ainsi défigurée, parcourue par ces rails et traversée par ces tunnels, ressemblait à un fruit dévoré par les vers qui y grouillaient. Cette série s’intitulait Medusa’s Head, en référence à la figure mythologique de la Méduse qui est associée à l’épouvante.

Les premiers croquis de ces « têtes de Méduse » contemporaines datent de 1986, à la fin de la guerre froide, au moment où l’espèce humaine est touchée par l’épidémie du Sida, un virus également d’origine animale. Et je me rappelle que Chris Burden avait attiré mon attention sur le fait qu’à cette époque tout le monde pensait que la terreur globale viendrait de l’extérieur, de l’arme atomique, alors qu’en réalité le danger est venu de l’intérieur, de ce virus animal. — Denis Gielen

Cela me fait penser un peu à la crise actuelle des migrants. Les gouvernements cultivent la peur de l’autre, comme envahisseur, alors que la véritable menace s’avère venir d’ailleurs, et comme vous le suggériez peut-être de notre impact négatif sur la biosphère.

'Medusa's Head' by Chris Burden

Medusa's Head de Chris Burden


- Pierre Hemptinne : Beaucoup écrivent qu'il faut éviter un "retour à la normale" (entendez, la "normale capitaliste", destructrice de l'écosystème). Des sociologues, des politologues, des juristes, des économistes, des philosophes... mais très peu parlent de culture ! Est-ce un oubli, un aveuglement ? Quelle serait la place de la culture pour penser un "après" à la crise sanitaire, penser des modes de vie en meilleures relations avec les autres espèces (y compris virales !) ?

- Denis Gielen : Il faudrait effectivement éviter de refermer, comme on a dit, la parenthèse de la crise du Covid-19 sans réfléchir à ce qui nous est arrivé. Cette crise n’est pas seulement sanitaire, elle est aussi politique ; car elle nous montre que, contrairement à l’adage populaire, nous ne sommes pas tous égaux devant la mort et la maladie. Regardons ce qui se passe aux États-Unis, avec une politique ultra-libérale de soins de santé, ou pire en Équateur.

Si l’art contemporain a un rôle à jouer dans cette histoire, c’est au niveau du regard. Les images qu’il produit peuvent servir à déconstruire les mythes d’aujourd’hui, par exemple en produisant des contre-monuments, des œuvres susceptibles d’exposer nos défaites et pas seulement nos victoires, d’attirer notre attention sur la dimension tragique de l’histoire. — Denis Gielen

En ce sens dialectique, Paul Virilio, le grand penseur de la vitesse, disait encore qu’il faudrait, à côté des musées consacrés au progrès technologique, créer des musées dédiés aux accidents : « exposer l’accident pour ne plus y être exposé ».

- Pierre Hemptinne : Quel sera le premier rendez-vous du MAC's après confinement?

- Denis Gielen : Nous avons la chance d’avoir décidé, avant la crise, de doubler la période de notre exposition de Matt Mullican, ce qui devrait permettre au public de la découvrir encore après le déconfinement puisqu’elle se termine à la mi-octobre. Ensuite, nous ouvrirons une importante exposition rétrospective de l’artiste belge Johan Muyle dont la sculpture d’assemblage interroge précisément les rapports de l’image aux pouvoirs politiques, et notre responsabilisé aussi bien collective qu’individuelle face à la barbarie.

Propos recueillis par e-mail par Pierre Hemptinne, avril 2020

> site du Mac's | Musée des Arts Contemporains

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