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Art & Alpha : interview de deux coordinatrices de Lire et Écrire Bruxelles

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À l’occasion de l’exposition Art & Alpha | Sans frontières au PointCulture Bruxelles, nous avons rencontré Anne-Chantal Denis et Anne Brisbois de Lire et Écrire Bruxelles. Nous avons évoqué l’analphabétisme en Belgique aujourd’hui et les possibilités d’y répondre par des projets recourant à la création artistique.

Sommaire

Présentations

À Lire et Écrire Bruxelles, Anne-Chantal Denis est coordinatrice générale du CRéDAF (Centre régional pour le développement de l’alphabétisation et l’apprentissage en français pour adultes). Auparavant, elle coordonnait une zone d’éducation prioritaire à Saint-Gilles qui soutenait entre autres un projet d’alphabétisation des parents dans les écoles, un projet pionnier basé sur des pédagogies actives et des partenariats avec des acteurs extérieurs aux écoles.

Venant du monde des CPAS et de l’insertion sociale et professionnelle, arrivée à Lire et Écrire Bruxelles en 2002, dans le cadre du Plan bruxellois pour l’alphabétisation, Anne Brisbois y pilote la mission « Réseau » qui doit coordonner le travail, l’action et les synergies entre des dizaines d’opérateurs (plus de 150) en alphabétisation et en français langue étrangère à Bruxelles.

Lire et Écrire a été créé en 1983 par la FGTB, le Mouvement ouvrier chrétien, et quatre associations d’éducation permanente se plaçant dans la continuité des premières initiatives d’alphabétisation qui avaient été mises en place par les syndicats dans les années 1960 à destination des travailleurs immigrés. Depuis lors, le public – et les manières de répondre à ses besoins – ont fortement évolué : plus de femmes que d’hommes, de personnes exclues du monde du travail plutôt que de travailleurs, des activités en journée plutôt que des cours du soir, etc. Au-delà de l’apprentissage du français, de la lecture et de l’écriture, l’association développe les approches pédagogiques dans une visée individuelle et collective émancipatrice des apprenants, soit un « souci d’autonomie, de prise de responsabilité en comprenant mieux ce qui se passe autour d’eux et en pouvant davantage être dans l’échange, la discussion, la négociation, pas juste dans l’adaptation aux contraintes venant de l’extérieur » (Anne-Chantal Denis).

Une personne sur dix (voire plus) en Belgique

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- Anne-Chantal Denis : Ces statistiques concernent en effet des réalités très différentes et changeantes, évolutives au cours du temps. L’alphabétisation concerne les personnes adultes peu ou pas scolarisées, dans quelque pays que ce soit et quel que soit leur statut. Dans notre cas, ici à Bruxelles, cela concerne à la fois des personnes belges et des personnes migrantes résidant en Belgique.

L’éventail de situations et de parcours est très large. Cela peut concerner des personnes depuis longtemps en Belgique mais dont les circonstances de vie ne les ont pas amenées à rencontrer la nécessité de parler le français ou dont l’environnement communautaire leur permettait d’évoluer au quotidien sans cette connaissance. C’est surtout le cas de femmes qui, une fois que les enfants ont « pris leur envol », disposent de temps pour elles et peuvent se consacrer à leur formation, dont la formation au français.

Mais il y a aussi des hommes et des femmes qui se sont débrouillés dans la vie jusqu’ici, qui ont eu un emploi pendant longtemps tout en ne sachant pas ou peu lire ou écrire le français. Puis, les circonstances et les exigences changent – par exemple le développement des nouvelles technologies dans tous les domaines, y compris pour les métiers dits « manuels » - et font que ces personnes ne sont plus reconnues par leurs employeurs comme étant adaptées à leur poste de travail. C’est une fracture qui les pousse à faire le pas de venir nous voir et de se former à la lecture et à l’écriture. Pour de très nombreux emplois, il y a dans les procédures de recrutement un test informatique – dont les compétences ne sont même pas toujours utilisées plus tard dans le job ! – qui représente un vrai barrage pour les personnes non alphabétisées.

Puis, il y a évidemment tous les phénomènes migratoires qui amènent vers l’alphabétisation des publics différents et fluctuants selon les événements géopolitiques mondiaux. Il y a une grande différence des pays d’origine mais aussi des diversités dues à la scolarisation à l’intérieur même de ces pays (entre villes et monde rural par exemple). Dans ce cadre-là, les centres de formation – en fonction de leur propre cadre pédagogique – accueillent des publics peu scolarisés et face à des publics hautement scolarisés mais ne maitrisant pas le français. Certaines de ces personnes, même celles qui a priori bénéficient de compétences qui devraient les amener à apprendre la langue plus vite, viennent de traverser des situations traumatisantes et ont parfois des troubles personnels qui compliquent l’apprentissage et/ou se trouvent dans des conditions de vie problématiques.

- Anne Brisbois : Pour revenir à ce chiffre statistique d’une personne sur dix, Lire et Écrire avait demandé dans son memorandum pour les dernières élections d’affiner ce chiffre-là par la création d’un « Observatoire de l’alphabétisation » dans chacune des régions (wallonne et bruxelloise). Certains disent que le chiffre réel de personnes « éloignées de la lecture et de l’écriture » pourrait sûrement être plus élevé que 10% de la population.

Ces derniers temps, nos collègues à l’accueil sont confrontés à l’arrivée de jeunes de seize à vingt ans qui ont suivi un cursus scolaire mais qui ne maitrisent pas assez le français pour le lire et l’écrire à l’aise et qui éprouvent des difficultés à trouver de l’emploi ou même des formations. Normalement, sous 18 ans, ils ne font pas partie de notre public – adulte – mais cela nous interpelle parce que dans un futur très proche ils seront notre public !

Une partie des gens qui ont été à l’école maitrisent le français à l’oral mais ont mis en place une série de stratégies pour pouvoir se débrouiller dans la vie sans recourir à la lecture et l’écriture. On entend des témoignages par rapport aux SMS par exemple : « Je ne sais pas répondre aux SMS que m’envoient mes collègues. C’était ma femme qui répondait mais, suite à notre divorce, j’ai été obligé de pousser la porte d’un centre d’alphabétisation. » Ou quelqu’un qui va à la poste et à qui on dit « Non, vous devez écrire vous-même ! » parce que les employés de La Poste n’ont plus de temps prévu pour s’occuper des gens qui ne savent pas lire ou écrire. Parfois, les gens viennent aussi chez nous pour pouvoir suivre la scolarité de leurs enfants (comprendre un journal de classe par exemple). Les motivations sont très différentes… — Anne Brisbois

Arts et alphabétisation

- Anne Brisbois : L’éducation permanente dépend de la culture et non de l’enseignement, nous parlons de formateurs et non pas de professeurs. Ces formateurs ne donnent pas des cours mais initient au français oral et écrit à travers différents projets, des projets artistiques comme ici mais cela peut aussi être des projets citoyens comme au moment des élections par exemple.

Pour la première édition du festival Art & Alpha en 2012, nous souhaitions montrer le foisonnement des productions artistiques (peintures, vidéos, spectacles, etc.) qui existent au sein des groupes d’alphabétisation. Il y a eu cette année-là une septantaine d’œuvres exposées dans sept lieux culturels bruxellois. Cela a rendu visibles des créations qui restaient jusque-là cantonnées dans les lieux où elles avaient été réalisées. Dans le cadre du festival, les apprenants étaient fiers de leur parcours et de voir leurs œuvres rendues publiques. Ils voyaient aussi nombre de personnes qui, dans les mêmes situations qu’eux, témoignaient qu’ils n'étaient vraiment pas seuls à vivre cela.

Pour la seconde édition, en 2015, nous avons regroupé les productions artistiques en fonction du message qu'elles traduisaient (sur la place de la femme dans la société, sur l’environnement, etc.). Mais, il n'en reste pas moins que, pour les formateurs – et des artistes qui interviennent dans certains de ces projets – c’est bien l’apprentissage du français qui reste l’objectif premier : via la création artistique, apprendre à s’exprimer, aussi par la langue, la lecture et l’écriture.

Pour cette édition 2019, nous avons voulu mettre l’accent sur le processus qui est à l’œuvre. Ce qui compte, c’est que les personnes soient dans une démarche d'apprentissage et mettent en place des éléments pour aboutir – ou ne pas aboutir ! – à un résultat.

Ainsi, au bout de quelques séances de travail, un groupe qui travaillait sur une représentation théâtrale avec un intervenant extérieur a dit « Non. On ne se sent pas à l’aise pour jouer devant un public. » C’est déjà pas mal de se situer et d’arriver à dire « Non ». Suite à cet échange, ils ont plutôt demandé à l’artiste de théâtre de venir une fois par mois les aider à avoir confiance en eux. On n’a forcément pas vu ce projet-là dans le festival vu que la représentation n’a pas eu lieu mais, pour nous à Lire et Écrire, cela nous convient tout à fait : des apprenants se sont pris en mains, des formateurs ont su écouter ce qui se passait dans le groupe et trouver une autre formule. — Anne Brisbois

Un autre groupe a réalisé un spectacle de marionnettes sur les récits de leur enfance puis se sont rendu compte que ce qui était commun à tous leurs parcours, c’était le jeu. Ils ont travaillé sur les jeux, ont imaginé de réaliser un plateau de jeu, ont contacté un ébéniste pour tourner eux-mêmes les pièces de bois, etc. Une fois le jeu réalisé, ils ont joué ce jeu avec des enfants d’une école de devoirs de l’association. Les enfants ont réagi en modifiant un peu les règles du jeu, etc. Il y a un processus qui est à l’œuvre. Pour les apprenants, cela a impliqué de parler, de s’exprimer, de se mettre d’accord, d’écrire les règles, etc. Et au bout de l’aventure, la fierté de le présenter. Ces adultes évoluent au cours du processus mais pas seulement au niveau de la langue, ils rencontrent aussi un artisan ou découvrent un spectacle théâtral ou de slam dans un centre culturel où ils n’étaient jamais allés.

Le documentaire Tomber les murs de l’asbl Banlieues rend compte de trois projets présentés durant cette édition 2019 du festival Arts & Alpha :


Un groupe d’apprenants de Schaerbeek a collaboré avec Geneviève Damas à l’écriture d’un livre dans la collection La Traversée qui est une collection de livres des éditions Weyrich écrits par des auteurs belges francophones de façon simple mais pas simpliste, pour que les adultes éloignés de la lecture aient accès à des livres qui ne soient pas des livres pour enfants. Ces personnes n’auraient jamais imaginé participer un jour à l’écriture d’un livre ! Et le projet permet aussi d’aborder ce qu’est un livre, comment on l’écrit, comment on l’édite, etc. Quand ces femmes et certains de ces hommes qui sortaient de prison, qui avaient un bracelet électronique à la cheville, ont témoigné au festival, c’était un moment très intense, très émouvant, de les entendre dire « J’ai peut-être raté des choses dans ma vie dans le passé mais là je viens de réaliser et de mener à bien un beau projet. »

Une responsable de centre d’alphabétisation me racontait que ce processus de prise de confiance en soi se voyait parfois même physiquement : des personnes voutées, recroquevillées sur elles-mêmes au début et qui au fur et à mesure de l’année se redressent, deviennent plus présentes !

Nos groupes sont mixtes. Dans certaines cultures, il y a une séparation beaucoup plus claire entre les hommes et les femmes mais nos projets leur font entrevoir que la société belge est mixte. Et il y a parfois des hommes qui nous disent au bout de l’année « Maintenant je sais que je peux laisser ma femme participer à des groupes mixtes, que cela ne pose pas de problème, qu’elle sera respectée. »

Interview et photos : Philippe Delvosalle
image de bannière : Graine de mots (Maison de quartier du Dries, Watermael-Boitsfort)



exposition Arts & Alpha | Sans frontières

Jusqu'au Samedi 2 novembre 2019

PointCulture Bruxelles

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