Arts, culture et confinement (21) : garçon garçon (compagnie théatrale)
- J’ai créé, dès ma sortie de l’Insas, la structure garçon garçon asbl pour produire et promouvoir mon travail de mise en scène. Depuis ces trois dernières années, cette structure n’est plus qu’une simple raison administrative et a élargi les frontières des actions artistiques à travers la médiation culturelle, la collaboration avec d’autres disciplines, et dans la mesure du possible, j’essaie d’aider d’autres jeunes artistes dans le développement de leurs projets.
Je suis accompagné d’une administratrice, Manon Faure et d’un chargé de projet artistique, Pablo-Antoine Neufmars. Impactés de plein fouet par la crise sanitaire, nous avons décidé de répondre à trois voix pour partager sincèrement ce que nous traversons. [Salvatore Calcagno]
- PointCulture : Pouvez-vous nous dire comment la pandémie a touché vos projets artistiques ?
- Compagnie garçon garçon : Nous avions deux évènements importants prévus pour cette fin de saison. D’abord en avril et mai 2020, la tournée d’Un tramway nommé Désir au Théâtre Varia et au Théâtre de Namur. Le spectacle devait être présenté pour la première fois à Bruxelles et Namur, après avoir été joué en début d’année au Théâtre de Liège, à l’Atelier Théâtre Jean Vilar, à Mars / Mons art de la scène et à La Maison de la culture de Marche-en-Famenne. Ce Tramway nommé Désir est la création commune des Centres scéniques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, regroupés sous l’appellation L’Artiste au centre, qui soutiennent chaque saison une nouvelle production théâtrale d’importance.
En parallèle, nous travaillions à une performance et une exposition photographique issues de notre documentaire sur la jeunesse européenne GEN Z : Searching for Beauty pour Bozar, au mois de mai également. GEN Z est une investigation célébrant la jeunesse européenne et dont le matériel documentaire a déjà donné naissance à plusieurs approches artistiques (spectacle, conférences, interventions en classe, parcours urbain, création théâtrale). C’était une fin de saison 19/20 décisive pour le développement de notre structure.
- Un travail de longue haleine, bien évidemment... Ces projets sont-ils annulés, reportés ?
Au sein de la structure, cela fait plus de cinq ans que nous travaillions d’arrache-pied sur "Un tramway nommé Désir". Tout d’abord réunir une équipe, puis, convaincre les coproducteurs. Avant de s’attaquer aux grands plateaux et grandes œuvres, il faut faire ses preuves auprès des directeurs et directrices d’institutions. — compagnie garçon garçon
- C’est aussi pour cela que nous avons d’abord accepté de mettre en scène La Voix humaine de Jean Cocteau en 2018, une commande du Théâtre de Liège, qui nous a permis de poser la première pierre dans le répertoire classique, après cinq années de créations contemporaines. Cela nous a permis de tisser des liens plus forts avec notre producteur délégué (le Théâtre de Liège), et de confirmer une collaboration sur le long terme avec l’actrice Sophia Leboutte, rôle principale de La Voix humaine et d’Un tramway nommé Désir (dans le rôle de Blanche DuBois). Puis, il a fallu présenter la vision de notre Tramway auprès des autres coproducteurs, ce qui représente une longue série d’allers-retours entre institutions, de réunions de productions avec notre administratrice, de budgets prévisionnels, de premières maquettes scéniques, de sessions dramaturgiques pour affiner le propos et la vision.
Tout au long de ces étapes, nous avons lancé une nouvelle traduction de l’œuvre, inédite, pour la rendre plus accessible, plus actuelle. Ce travail d’orfèvre, réalisé avec Isabelle Famchon, a nécessité une série de négociations auprès des ayants droits et de l’agent littéraire, avant d’obtenir les droits d’exploitation pour la Belgique. — compagnie garçon garçon
Ensuite, vient la création des décors, des costumes, des lumières, de la vidéo, puis les répétitions au plateau avec les comédiennes et comédiens, qui restent étrangement la partie la plus rapide dans ce processus créatif au final. Voilà l’envers du décor d’Un tramway nommé Désir. La tournée en Belgique francophone avait un enjeu de diffusion international énorme et cela remet en cause et postpose le prévisionnel des prochaines créations de notre structure.
Nous sommes toujours dans l’attente d’une proposition pour un report de ce projet pharaonique. Rien n’est encore sûr, mais au vu de l’appareil traditionnel des programmations, qui ne laisse que très peu de place à la surprise de dernière minute, tout est remis à deux saisons minimum (fin de l’année 2021, voire en 2022). — compagnie garçon garçon
Pour GEN Z : Searching for Beauty, c’est une recherche artistique que nous effectuons depuis trois ans et demi à travers douze villes européennes. Nous avons déjà réalisé plusieurs versions de cette écriture documentaire (à Genève, Madrid, Luxembourg, Belgrade, Tallinn, etc. ) avant une nouvelle version bruxelloise prévue avec Bozar. Celle-ci est déjà reportée et est prévue pour septembre 2020. En espérant que les mesures de sécurité le permettent à ce moment-là.
- À quel point les conséquences financières sont-elles problématiques pour votre structure ? Pensez-vous pouvoir vous en sortir avec vos propres moyens ?
- Le report ou l’annulation des représentations d’Un tramway nommé Désir prévues à Bruxelles et à Namur a un coût important. Il s’agit d’une grande équipe au travail pour assurer la qualité artistique et technique du spectacle. Plusieurs dizaines de milliers d’euros sont en jeu de manière directe (il s’agit de faire en sorte qu’artistes, techniciens et techniciennes ne soient pas financièrement lésés en cas d’annulation ou de report : les mesures de chômage temporaire exceptionnelles mises en place ne protègent pour le moment pas les travailleuses et travailleurs dont les contrats n’avaient pas encore commencé au début du confinement, ce qui serait le cas pour l’ensemble de notre équipe…) mais également de manière indirecte : chaque programmation d’un spectacle est un enjeu de diffusion important pour le travail de la compagnie et les répercutions se feront sentir en termes de programmations futures et de nouveaux partenariats pendant les prochaines années.
En tant que compagnie, nous n’avons pas les moyens financiers d’épargner notre équipe et d’honorer seuls les contrats qui seront reportés ou annulés. Nous sommes dépendants de la solidarité dont feront preuve nos partenaires institutionnels. Mais eux-mêmes feront face à des dépenses et des manques à gagner très importants…
Une aide extraordinaire sera nécessaire, c’est une certitude. — compagnie garçon garçon
La Fédération Wallonie-Bruxelles débloque un fonds de 50 millions d’euros d’aide exceptionnelle, c’est une bonne nouvelle, mais nous restons inquiets de voir ce qui restera de ce fonds pour la culture et à quel point les aides profiteront effectivement à celles et ceux d’entre nous qui restent les plus fragilisés : les artistes, techniciens et techniciennes, toutes les personnes chargées de production ou de diffusion, etc. qui ne bénéficient pas de contrats à durée indéterminée, dont les revenus sont entièrement dépendants des créations et de la diffusion des projets. Ce sont ces travailleuses et travailleurs qui œuvrent directement à la création artistique et qui, à titre personnel, risquent le plus gros au quotidien – et particulièrement dans la situation actuelle.
- Dans cette période, certaines parties de la population – comme les sans-abris, les personnes âgées, les personnes seules par exemple – sont encore plus fragilisées que précédemment. Comment voyez-vous l’avenir ?
Il y a une responsabilité civile, commune, dans cette crise sanitaire, qui dépasse les frontières du secteur d’activité où chacun ou chacune évolue. Tous les secteurs doivent être convoqués pour aider les personnes dans le besoin. Il n’y a pas que les « artistes » qui doivent être sensibles et concernés par la fragilité des populations que vous mentionnez, et auxquelles nous ajouterions les migrants, pour qui la ville reste la maison principale en journée. — compagnie garçon garçon
- Migrants politiques à ce jour, et bientôt climatiques si nous n’agissons pas suffisamment pour enrayer la crise climatique en cours. Dans le cas des réfugiés, la Plateforme d’entraide citoyenne lancée par Marie-Aurore d’Awans fait un travail remarquable et il est crucial de la soutenir pour continuer la livraison des repas, le maintien de ce relais d’écoute et de premiers soins.
Notre devoir aujourd’hui est de savoir lire, dans cette crise et les autres qui l’ont précédée ces dernières années, la possibilité d’une refondation de notre vivre ensemble autour de valeurs fortes, positives et partagées. Il faut changer de cap, il est temps, c’est maintenant — ou bien ce ne sera jamais. — compagnie garçon garçon
- Ce confinement peut-il aussi avoir des répercussions positives ?
Oui, de fait, il y aura un avant et un après Covid-19. Ce repli nous impose une odyssée nouvelle dans notre espace domestique, un recul immédiat, une prise de conscience forcée sur nos modes de vies, de consommations, de communications avec les autres. La distanciation sociale n’est autre qu’un nouveau mode d’ermitage, dont on sortira différent, espérons-le, même si l’être humain est connu pour avoir la mémoire courte. Le temps est à l’introspection, au nettoyage de printemps, à la redéfinition de son « chez soi », un espace intérieur comme poste d’observation qui offrira un point de vue décalé sur le monde, pour citer Mona Chollet. C’est vrai. — compagnie garçon garçon
- Comment occupez-vous vos journées confinées ?
- Il est difficile de décrocher de ses e-mails ou de son téléphone quand il y a des « gestions de crise » aussi importantes que celle liée au Covid-19. Surtout en ce qui concerne les problèmes professionnels.
Au niveau purement personnel, nous nous reconnectons à la lecture récréative comme avec la Correspondance d’Albert Camus et Maria Casarès, 1500 pages de lettres d’amour fou, il faut bien un confinement pour arriver à la dernière page. Nous soutenons l’initiative de Nick Coutsier sur Instagram qui propose des cours de danse très inclusifs en Instadirect. Inspiré de la club culture, ses mouvements redorent le moral dès le matin. Les podcasts remplacent la radio, en réécoutant les meilleures émissions d’Augustin Trapenard, ou Les Couilles sur la table de Binge Audio, pour redéfinir les mythes de la virilité. Et un film de Visconti n’est jamais loin !
> site de la compagnie garçon garçon
Interview (par e-mail) réalisée par Jean-Jacques Goffinon, première semaine d'avril 2020
photo de bannière : Un Tramway nomme Désir (en coulisses) - photo (c) Antoine Neufmars
Cet article fait partie du dossier Arts, culture et confinement | Interviews.
Dans le même dossier :
- Arts, culture et confinement (35) : Clément Lalo et Noélie Masquetiau (Musées et Société en Wallonie)
- Arts, culture et confinement (33) : Keramis (La Louvière)
- Arts, culture et confinement (32) : Centre Wallonie-Bruxelles (Paris)
- Arts, culture et confinement (31) : Julia Eckhardt (Q-O2 workspace)
- Arts, culture et confinement (30) : Radio Campus (Bruxelles)