Arts, culture et confinement (18) : Pak Yan Lau (musicienne)
On avait découvert l’amour pour les pianos jouets de Pak Yan Lau à la fin des années 2000 avec le Crappy Mini Band, quatuor focalisé sur les instruments dits « pour enfants », déjà avec Giovanni di Domenico. Au cours des deux décennies suivantes, elle a laissé se déployer sa musique et son univers sonore, tant en solo que dans le projet Going (avec di Domenico, Joao Lobo et Mathieu Calleja), ou que lors d’improvisations avec Chris Corsano, Akira Sakata, Mette Rasmussen, Tetuzi Akiyama, Toshimaru Nakamura, Rie Nakajima – et une série de projets plus récents, qu’elle évoque en détail ci-dessous.
- Philippe Delvosalle (PointCulture) : Tu as dû annuler ou postposer des concerts à Bruxelles, une tournée à l’étranger, une sortie de disque… Peux-tu nous dire concrètement en quoi la pandémie de coronavirus a touché tes activités et tes projets musicaux ?
- Pak Yan Lau : Comme tu le sais, j’avais une tournée de prévue pour la sortie du double 25cm Trudge Lightly (sur le label bruxellois By the Bluest of Seas), mon duo avec le contrebassiste de Chicago Darin Gray. On devait jouer en Belgique, en Italie, en Suisse et aux Pays-Bas. En plus de ces concerts-là, j’avais des concerts solo aux Ateliers Claus et aux Brigittines dans le cadre du festival Listen) ainsi que des résidences pour un projet invité par le festival Lunalia à Malines (et une tournée à venir à l’étranger également), des festivals en Italie et au Portugal en juin et juillet, qui risquent aussi d’être annulés.
Il reste deux autres résidences en suspens pour mes projets Bakunawa (un ensemble de cinq musiciens, les quatre de Going et Vera Cavallin, pour un instrumentarium de pendules, tubes en métal, pianos jouets, harpe, bassdrum et électronique) et Lauroshilau (un trio avec Audrey Lauro au saxophone et Yuko Oshima à la batterie) qui incluaient aussi des sessions d’enregistrement. Je ne sais pas encore si cela pourra avoir lieu ou pas, vu que c’est planifié fin mai / début juin.
L’impact est important : je vois tous mes projets annulés ou postposés. En fait, jusqu’à cette interview, je n’avais pas pris le temps de me poser et de les lister tous. Maintenant que je viens de le faire… ça fait un peu peur ! — Pak Yan Lau
- Depuis combien de temps travaillais-tu sur les événements qui devaient avoir lieu ces jours-ci ? Espères-tu les postposer, les remettre à plus tard (quand ?) ou devras-tu malheureusement en partie les annuler complètement ?
- Pour « mes » projets (par là j’entends ceux dont je suis le leader, pas ceux pour lesquels je suis juste une invitée) j’ai travaillé à leur organisation depuis au moins un an, parfois même plus. Pour la tournée avec Darin Gray, j’ai pris les premiers contacts avec certains organisateurs il y a une douzaine de mois, puis d’autres il y a six ou huit mois.
La plupart de mes projets seront postposés. Mais les nouvelles dates sont loin d’être claires. Peut-être que la tournée de sortie du disque avec Darin pourra avoir lieu en octobre 2020, mais comme nous jouons dans différents pays et que ces différents pays sont touchés par la pandémie différemment et mettent en place des mesures différentes à chaque fois, ce genre de tournée européenne est compliqué à prévoir aujourd’hui. Puis Darin vit aux États-Unis, un pays qui se trouve à un autre stade de la crise et dans une autre situation que l’Europe. J’espère qu’au plus tard d’ici mars 2021 on pourra faire cette tournée.
Pour mon projet Bakunawa, c’est aussi compliqué, parce que j’ai déjà des dates de prévues pour ce projet en octobre et novembre, ce qui implique que si je dois postposer ma résidence de fin mai / début juin (pour travailler sur la musique qui devrait être jouée à l’automne), la résidence pourrait se retrouver… après les premiers concerts concernés !
Quoi qu’il en soit, je prévois aussi un planning compliqué, parce que toutes celles et tous ceux qui ont dû annuler des concerts vont chercher à les reprogrammer en même temps. — Pak Yan Lau
Le concert aux Brigittines, dans le cadre du festival Listen, est postposé à la mi-novembre, mais d’autres concerts seront purement et simplement perdus.
Mais je ne m’en fais pas trop à ce sujet parce que je me dis que je finirai bien par rejouer dans ces lieux un jour ou l’autre, même si cela prend un peu plus de temps. — Pak Yan Lau
Collaboration avec le photographe Ian Dykmans au PointCulture ULB Ixelles :
- Via ton conjoint Giovanni di Domenico mais aussi via toutes ces structures et salles italiennes qui devaient vous accueillir Darin Gray et toi ces jours-ci, tu es, j’imagine – même à distance –, en contact rapproché avec l’Italie, avec la famille, les amis, le milieu musical ? La situation y est encore plus préoccupante qu’en Belgique, cela joue-t-il sur le regard que tu portes sur ce qui se passe ici ?
- On reçoit en effet des nouvelles directes de là-bas et la situation en Italie est vraiment très grave.
Au niveau de la musique, beaucoup de salles de concerts espèrent sortir « vivantes » de cette crise, pouvoir reprendre leurs activités, mais pas mal d’entre elles ont des doutes quant à leur capacité financière d’encaisser cette crise. Cela me fait réaliser à quel point la situation en Belgique est moins grave. J’espère qu’on n'en arrivera pas dans à de tels drames et qu’en ayant appris de ce que l’Italie a vécu, on a pris les mesures de confinement assez tôt.
- Comment as-tu occupé ces premières semaines de vie confinée, qu’as-tu écouté, regardé, lu ? Es-tu jusqu’ici très dépendante d’Internet, des contenus en ligne ou arrives-tu aussi à « décrocher », à écouter des disques, lire un livre, jouer de ton instrument, tester de nouvelles choses…
- Ce qui est cocasse, c’est que, pour les gens qui ont des enfants, le confinement associé à la fermeture des écoles cela ne veut pas dire avoir plus de temps pour soi, mais moins ! Ma vie confinée est très remplie : je passe le plus clair de mon temps à m’occuper de mes deux charmants jeunes enfants. Donc je n’ai vraiment pas plus de temps qu’avant pour lire par exemple. J’écoute quand même pas mal de musique et j’ai été écouter sur Bandcamp les dernières sorties en date de musiciens amis comme Eiko Ishibashi, Manja Ristic, Chouk Bwa & The Angstromers ou encore Cecil Taylor avec Min Tanaka (en 2016), Julian Sartorius ou Will Guthrie…
On rattrape des films aussi : Rendez-vous avec Mikhaïl Gorbatchev de Werner Herzog, The Irishman de Martin Scorsese, Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino, Us de Jordan Peele, The Two Popes de Fernando Meirelles, etc.
L’Internet est comme une fenêtre qui nous maintient en contact avec le monde extérieur. Il y a tellement d’initiatives en ligne, comme des streamings de concerts en direct, etc. Dans un sens, c’est chouette de voir tout ça mais, en même temps, je m’en lasse aussi. Il y a juste trop de tout. Ces derniers jours, j’essaye de ne pas être trop en ligne. Par contre, ce qui est vraiment impressionnant, c’est de voir – et d’entendre – Bruxelles si calme, si silencieuse, vide, même apaisée dans un certain sens. — Pak Yan Lau
- Habituellement, en dehors des tournées et des résidences, travailles-tu plutôt à la maison ? Si « oui » en quoi le « être à la maison » des dernières semaines diffère-t-il du « être à la maison » des mois et années précédentes ? La différence est-elle entre autres liée à la présence en continu de tes deux enfants ?
En effet, je travaille à la maison. Et là, comme je l’ai déjà mentionné, avoir deux petits enfants en permanence à la maison est une sorte de challenge. Donc, je dirais que me concentrer sur mes projets musicaux est plus compliqué.
Cela nous a pris quelques semaines à Giovanni et à moi pour trouver une sorte d’équilibre, pas juste pour nous deux, mais aussi pour les enfants. Ils ne peuvent pas voir leurs amis, une interaction dont ils ont pourtant bien besoin. De notre côté, on a l’habitude de partir en tournée, d’être complètement absorbés par la vie « sur les routes », en gros de ne penser qu’à… jouer et manger. C’est quelque chose d’important pour moi et qui me manque beaucoup. Je sais que ça reviendra. Assez vite, j’espère… — Pak Yan Lau
- Au-delà de ses côtés les plus sombres et inquiétants, penses-tu que cette période peut aussi déboucher sur des éléments positifs, par ex. dégager du temps pour prendre du recul ? Penses-tu qu’il est possible que la société en sorte « comme si de rien n’était », par un retour « à la normale », ou y aura-t-il nécessairement un avant et un après Covid-19 ?
Je pense sincèrement que des choses positives peuvent découler de ce Covid-19 : avoir à décélérer, avoir à faire quelques pas en arrière, prendre du temps pour penser vraiment à ce qu’on est en train de faire. Avoir à considérer que les êtres humains ne sont pas des créatures toutes-puissantes et ne peuvent pas tout contrôler. En secret, je suis heureuse de cela, comme je suis aussi stupéfiée de voir à quelle vitesse la nature reprend ses droits. Après une semaine sans voitures ni avions, on sentait déjà la différence, l’amélioration. — Pak Yan Lau
Beaucoup d’amis me disent aussi être heureux de passer plus de temps avec leur famille. Je pense vraiment qu’on se souviendra d’un avant et d’un après Covid-19. Je fais partie d’une génération qui n’a jamais vécu un événement aussi important que celui qui est en train de se passer. J’espère qu’on en gardera les aspects positifs pour rediriger notre futur dans d’autres directions.
- Albert Ayler a intitulé un de ses disques Music Is the Healing Force of the Universe… Te retrouves-tu (en partie ?) dans ce titre, penses-tu qu’Ayler avait raison ?
- Oui, Ayler avait clairement raison. Je crois dans le pouvoir de la musique. Le son, ce sont des vibrations, des ondes, et je sens que c’est une des manières les plus directes de se connecter à un niveau universel. Mais pour revenir à Ayler, ce n’est pas juste un beau titre, c’est aussi un beau morceau !
> site Pak Yan Lau ~ bandcamp Pak Yan Lau
Interview (par e-mail) par Philippe Delvosalle, début avril 2020
photo de bannière : concert en appartement de Pak Yan Lau (et Lynn Casiers, hors cadre), photo Laurent Orseau
- merci à lui pour l'autorisation d'utilisation de la photo -
Cet article fait partie du dossier Arts, culture et confinement | Interviews.
Dans le même dossier :
- Arts, culture et confinement (35) : Clément Lalo et Noélie Masquetiau (Musées et Société en Wallonie)
- Arts, culture et confinement (33) : Keramis (La Louvière)
- Arts, culture et confinement (32) : Centre Wallonie-Bruxelles (Paris)
- Arts, culture et confinement (31) : Julia Eckhardt (Q-O2 workspace)
- Arts, culture et confinement (30) : Radio Campus (Bruxelles)