Arts, culture et confinement (24) : Valérie Cordy (La Fabrique de Théâtre)
- Pierre H. (PointCulture) : Comment ça se met en récit, dans une « fabrique de théâtre » , une telle crise sanitaire ? Parce que les opérateurs culturels ne sont pas des opérateurs de calcul, on ne va pas se focaliser sur l'impact quantifiable : dans l'expérience d'une équipe culturelle, dans le Borinage, ça se noue avec quels vécus, quels échanges, quelles remarques et réflexions, quels partages ?
S’il fallait mettre en récit la crise sanitaire à la Fabrique de Théâtre, j'hésiterais entre plusieurs styles littéraires. Leur mise en relation tracerait une narration aux multiples facettes. Cela pourrait être une tragédie. Le Chœur s'avancerait sur une scène dans le noir vers la lumière. Ou une enquête menée par une journaliste indépendante... Cela pourrait également être une auto-fiction, un récit à la première personne, un témoignage qui serait suivi d'autres témoignages... Et pourquoi pas de la science-fiction, peut-être même à la Damasio... — Valérie Cordy
- Au tout début de la tragédie, le Chœur resterait silencieux. Ne sachant que dire. Le Coryphée raconterait avec précision comment une équipe, dédiée aux arts vivants, a fermé une à une les portes des salles de répétitions et de spectacles, des ateliers de construction de décors, de marionnettes, des salles de cours et de matériel, etc. Chaque tour de clé comme un déchirement. Un silence. Le récit reprendrait et expliquerait comment ont été envoyés à la hâte des messages dans l'océan de données pour informer, reporter, annuler, vider totalement les agendas, les plannings des semaines à venir.
En écho à la tragédie qui se nouerait dans le Borinage, se ferait entendre la voix d'un autre récit, un narrateur écrivant depuis Rome dans l'urgence « Tandis que l'épidémie progresse (…), j'assiste à l'effritement de mon calendrier(...). Cette crise est en étroite relation avec le temps. »
Le temps. Il aura fallu se presser, fermer très vite un outil essentiel à tant d'artistes, de techniciens, d'opérateurs, de public, d'étudiants pour entrer dans un autre temps. Celui de l'isolement, de l'attente. Un temps dont la nature même semble être la suspension, mais ce n'est pas tout. Nous comprendrons plus tard qu'il s'agit aussi d'une question d'espace. Celui où, désormais, chacun, en fonction de ses moyens financiers, se déplacera de la cuisine à la salle de bain et du salon à la chambre. Nous ne sommes malheureusement pas tous des Perec. Ce serait pourtant formidable de jouer à épuiser nos espaces pour passer le temps...
Répondant à un entretien écrit pour PointCulture, Valérie C. raconterait son histoire : fin janvier j'ai accepté de faire une performance le 11 mars 2020 à Milan pour la Digital Week. Je me réjouissais de croiser la mythique Laurie Anderson[3], qui avait confirmé sa présence.
Je ne suis jamais allée à Milan. Je demande à l'organisation de prendre le train plutôt que l'avion à cause (déjà !) du Coronavirus. Le 3 février, je leur envoie un message. J'ai trouvé des billets de train pas chers. Le 21 février, je reçois par mail l'affiche du spectacle. Le 24 février, je demande aux organisateurs s'ils sont sûrs que le spectacle aura bien lieu, parce que j'ai lu la presse. Je suis inquiète. Depuis Milan, la voix qui me répond au téléphone décrit un délire médiatique. Deux jours plus tard, le spectacle sera annulé par les autorités. Et la performance de Laurie Anderson également.
Le même jour, le 26 février, une première circulaire officielle arrive dans ma boite mail professionnelle. Il s'agit d'une information sur le Coronavirus (Covid-19) :
La maladie n'est pas très sévère, raison pour laquelle les quarantaines ne sont pas organisées. Il n'y a pas lieu de céder à la panique. Y céder causerait davantage de dommages (économiques et en termes de santé publique) que le virus lui-même. — circulaire d'un organe officiel de médecine du travail, 26 février 2020
À la fin du document, des images montrent comment se laver les mains. Je trouve cela presque navrant. On m'a appris que, pour traverser une rue, il faut regarder à droite puis à gauche, ou le contraire, mais toujours traverser dans les clous. On imprime le document et on l'affiche.
Je ne peux exprimer ici comment les événements se sont enchainés pour nous. Quelques flashs : des absences pour maladie de plus en plus nombreuses, l'arrêt des accolades et embrassades. Les deux dernières restitutions publiques, la volonté inébranlable des artistes. Dans ma boite mail, un document d'un médecin généraliste de mise en quarantaine, des communiqués de presse de la Province de Hainaut et, finalement, arrive le 17 mars 2020.
Ce jour-là, je m'envoie un mail à moi-même intitulé ‘test’ pour être sûre que ma boite est encore active. Je ne reçois aucun mail depuis quelques heures. — Valérie Cordy
Le silence s'installe tandis que la Belgique attend la conférence de presse du CNS (Conseil national de sécurité). Je crois entendre CNR (Conseil national de la résistance). Je souris de ma bêtise.
C'est la sidération. L'inimaginable se produit. Je quitte le navire. Je rentre chez moi.
La journaliste commencerait son enquête dans cet endroit de l'outil déserté, quelques jours après la fermeture et, voyant toutes les plantes des bureaux réunies dans le hall d'entrée du bâtiment, se poserait une première question, une étrange question : il a fallu isoler les humains mais pourquoi regrouper les plantes, y a-t-il une relation entre les deux événements ? Si oui, quelle est-elle exactement ?
Le Chœur de la tragédie, une fois que la porte principale donnant sur la rue aura été définitivement fermée, s'avancerait très lentement vers le public invisible, comme dans la première scène du Requiem de Mozart mis en scène par Castelucci :
Un lit, une télévision allumée, un fruit, une vieille dame. Une musique aérienne comme la présence invisible d'un groupe d'humains. La vieille dame finit par se coucher. Il doit être tard. Une fois dans les draps, sous la couverture, elle s'enfonce à l'intérieur du lit très lentement, théâtralement, jusqu'à disparaître totalement.
Et le narrateur italien reprendrait : « (…) nous aimerions retourner à la normalité (…) et, si nous y réfléchissons attentivement, nous ne savons même pas très bien en quoi elle consiste : elle est ce que nous exigeons qu'on nous rende. »
Le Chœur est à peine sorti de l'ombre. Mille couleurs envahissent le plateau, le Chœur chante la mort de la vieille dame, et cette vieille dame n'est pas encore un corps de chair mais notre normalité, le quotidien de nos vies ; tous deux enterrés brusquement.
En tournant quelques pages de l'enquête en cours de la journaliste, qui pourrait s'intituler « Histoire d'une pandémie au XXIème siècle », nous retrouverions G., appelons-là comme ça, décrivant cette scène qu'elle a rêvée, en pensant à ce qui arrive à nos amis, nos familles aujourd'hui qui disparaissent, seuls, sans laisser de traces dans nos corps, ni de mémoire de leurs derniers instants dans nos esprits.
Le jour suivant, elle aurait la vision de deux portes. Celles d'un hôpital. La porte où l'on entre et d'où l'on sort, et celle d'où l'on ne fait que sortir.
Alors le Chœur de nos lamentations pourrait bien réapparaître et supplanter le bruit de fond des actualités et le vacarme du confinement, chantant une double injonction à la Tchekhov (Platonov) : il va nous falloir enterrer les morts et réparer les vivants...
- Pierre H. : Quelle analyse faites-vous du surgissement de l'épidémie, de la crise sanitaire, du confinement ? Est-ce une parenthèse ? Ou le symptôme de quelque chose de plus profond, découlant du mode dominant de société, de son impact négatif sur la biosphère ?
- La journaliste tente de répondre à Pierre H. Elle se souvient de ce cachalot échoué sur la digue du canal de Bruxelles. Le corps gigantesque et sans vie lui avait semblé une bonne métaphore des bouleversements à venir de nos écosystèmes. Elle se demande si cette crise ne serait pas, comme Pierre H. semble l'indiquer, le symptôme de quelque chose de plus profond, découlant du mode dominant de la société, de son impact négatif sur la biosphère. Une bonne piste se dit-elle. Elle vient justement d'entendre parler d'un ouvrage qui doit sortir bientôt Les Sentinelles des pandémies de Frédéric Keck. Par chance, la préface de Vinciane Despret et le premier chapitre sont en ligne.
Les virus ne sont pas des entités intentionnelles visant à tuer des humains, mais plutôt le signe d'un déséquilibre entre les espèces d'un écosystème. — Vinciane Despret, préface à 'Les Sentinelles des pandémies' de F. Keck (ed. Zones sensibles)
G. pense que nous aurions pu prêter l'oreille aux signaux à faible fréquence qui, bien que peu apparents et cachés dans les brouillages médiatiques, annoncent toujours pour qui sait les entendre et les comprendre, des tendances, voire des événements importants. Pour elle, il n'y aurait pas de surgissement de l'épidémie mais bien le surgissement de notre sidération.
Pourquoi et comment avons-nous oublié notre condition incertaine d'êtres humains ? Cette question ne semble pas se poser pour l'instant. Edgar Morin nous rappellera à notre condition quelques jours plus tard.
Une autre voix, désagréable celle-là, sortant d'un haut-parleur de roman de science-fiction, vocifèrerait quelque part dans les rues déjà désertes :
Vous ne correspondez pas aux critères : les services non essentiels ne peuvent rester ouverts que s’ils peuvent assurer le télétravail et garantir la distance sociale, sinon ils doivent obligatoirement fermer. [La liste complète des secteurs cruciaux et services essentiels se trouve dans l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020.]
Bienvenue à Covid Land, me dis-je...
Je tente d'imaginer ce que pourrait être un théâtre de la distance sociale où les répétitions se feraient par télétravail et les représentations en Live Facebook. La distanciation de Brecht est un effet. Cela ne m'est d'aucun secours à ce moment précis. — Valérie Cordy
Le secteur du récréatif (c'est à dire ce qui a pour objet ou pour effet de divertir) doit fermer ses portes.
Renvoyés à la cour de récréation, nous qui faisons la culture au quotidien, sommes d'un coup, réduits à la notion de divertissement, entendez littéralement : ce qui détourne d'une préoccupation. Ces mots me choquent. — Valérie Cordy
Et ça continue à crier. Les chefs parlent de guerre.
Pourtant, même en temps de guerre, les théâtres et les cabarets restaient ouverts.
De quoi s'agit-il donc ici ? Quelle est cette nouvelle réalité ?
Je lis frénétiquement où je peux, ce que je peux : les librairies et les coiffeurs peuvent rester ouverts. Ah oui non, dans ce pays on confond librairie et point presse. Pardon. Et les coiffeurs c'était une erreur... Ils ferment immédiatement. D'accord.
Le virus et la maladie qui en découle et nous tombe dessus n'ont pas de sens dans l'absolu. Les Anciens nous chuchotent à travers les âges que c'est une fatalité inhérente à la condition humaine. C'est le Chœur qui chante son malheur d'être sur la Terre.
G. en bonne journaliste, grommelle : nous ne pouvons plus nous contenter de la fatalité, nous avons changé. Nous avons besoin de donner un sens à chaque chose. Nous devons nous méfier de la stratégie du choc.
Je repense à Virilio qui écrivait « le naufrage existe parce que l'homme a inventé le bateau ».
Ici, qu'avons-nous inventé exactement ? N'avons-nous pas plutôt perdu quelque chose ? Comment notre quotidien a-t-il pu s'évanouir aussi vite ?
Je vais alors m'enfoncer dans le sommeil pendant quelques jours, ne me lever que pour parer au plus pressé mais quel est « le plus pressé » ?
L'organisation... l'organisation de quoi, je ne sais même plus.
Mail du 20 mars 2020 dans ma boite vide : j'espère ne pas vous avoir contaminés...
Je compte les jours pendant que d'autres se battent contre la maladie. Tout le monde compte les jours, pas ceux du confinement, ce compte-là viendra plus tard.
Notre vie de cigales s'est brusquement interrompue. Comme des fourmis nous nous sommes précipités dans les supermarchés faire le plein de... papier toilette.
Dans le Hainaut, nous sommes particulièrement touchés. Les morts vont s'accumuler et endeuiller nos proches. Carl Norac, poète national, invite les poètes du pays à écrire pour « Fleurs de funérailles / Gedichtenkrans ».
Les applaudissements ont déserté les salles de spectacles pour atterrir sur les balcons.
Certains ricanent : les blouses blanches ne sont pas dupes. Érigées en héroïnes, elles sont les futures sacrifiées qui préservent la légitimité des institutions, dont le vocabulaire guerrier contamine nos cerveaux, comme nos corps le sont par le virus. Il y a pourtant dans ce manège de balcons quelque chose du Chœur de la tragédie qui persiste. Peut-être du commun qui tente de percer.
- Pierre H. : La fermeture des lieux culturels non-marchands, le confinement généralisé : n'est-ce pas un tapis rouge déroulé pour les grandes plateformes numériques ? Ne voit-on pas, en ces circonstances, combien la vie culturelle du plus grand nombre devient dépendante de ces dispositifs ? Les institutions non-marchandes sont bien fragiles par rapport à ça ?
- Dans le haut-parleur de Covid Land on crie :
Besoin de culture ? Besoin de culture ? Besoin de culture ?
Nous sommes à peine entrés dans notre nouvelle vie de confinement qu'une déferlante s'abat sur les réseaux sociaux. Injonctions à télécharger gratuitement livres, films, se connecter, streamer des concerts, des spectacles, des conférences, des moments contés pour nos petits...
Intérieurement je dis NON. J'ai tant besoin de silence. Quelques voix s'élèvent, me soulagent.
Ce qui vaut la peine d'être relevé, c'est surtout l'incapacité du théâtre à faire le vide. Marquer une pause. Un temps. Rien qu'un entracte, au fond. Dire simplement : 'Soit. Disparaissons un instant si vous le voulez bien, et revenons un peu plus tard quand tout sera fini' — Thibaud Croisy, "La catastrophe comme produit culturel" - blog.mondediplo.net
Je pense qu'il est urgent de faire une pause. Profiter de cette pause pour penser et repenser la manière dont on fait du théâtre. Je profiterais vraiment de cette opportunité pour rappeler que ce que l'on fait, c'est du théâtre et pas de la communication. — Mathieu Bertholet, directeur du Poche à Genève interrogé par Radio télévision suisse - rts.ch
Le Chœur déchire l'air avec des paroles cinglantes « : C'est la saison des seconds couteaux ! ».
Lisant à nouveau la préface de Vinciane Despret au livre Les Sentinelles des pandémies de Frédéric Keck, G. pense qu'il pourrait s'agir d'une maladie de la relation :
« La mètis, en Grèce antique, était le fruit d'une connaissance intime, de longues pratiques de proximité encore et, surtout, d'une reconnaissance de l'indéniable intelligence d'autres vivants. Ce sont visiblement les ruptures multiples de cette composition particulière 'sous le signe d'une même intelligence' que traduisent les pandémies. »
Le narrateur italien : « Si les humains qui interagissent entre eux étaient reliés par des traits de stylo, le monde serait un unique et gigantesque gribouillis. »
G. a lu Habiter en oiseau de Vinciane Despret avant la pandémie. Comme les animaux ne parlent pas, quelle relation pouvons-nous entretenir avec eux ? Il faudrait également lire de la même autrice Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions.
D'excellentes lectures de confinement. Ne pas oublier d'en parler à Pierre H. quand il me posera la question.
Dans son ouvrage, Keck s'attache à décrire la transformation des relations entre les humains et les animaux du fait, par exemple, de la déforestation (les animaux sont obligés de s'approcher des villes) et de l'augmentation des volailles élevées de façon industrielle.
Depuis deux siècles, nous serions prisonniers d'une coupure entre animaux et humains, qui justifierait que l'on puisse abattre massivement des animaux soupçonnés d'être contaminés et de transmettre des virus aux humains.
Cette coupure s'offre à voir de la même manière quand nous découvrons sur nos écrans les images des animaux « reprenant leurs droits » dans les villes, les ports, les endroits habituellement sur-occupés par les humains. Les canards devant la Comédie française à Paris. Poissons et cygnes à Venise. Sangliers à Barcelone. Cerfs à Tokyo. Dauphins aux abords des quais du port de Cagliari, etc.
Qu'est ce qui me plait là-dedans ? L'idée que nous pourrions cohabiter, que cela nous rendrait une part de bonheur ? Et pourtant, dans la réalité de ces virus, c'est la proximité entre l'humain et l'animal qui permet aux agents pathogènes de sauter d'une espèce à l'autre ?
Donc, se dit G., que racontent ces images ? L'impossible relation ? Nous sommes dans l'incapacité de leur laisser une place ? Juste que ça nous plait de les voir circuler comme dans une réserve à ciel ouvert pour notre propre plaisir ? Nous ne pensons jamais à eux, à leurs désirs, ce qu'ils ont à nous dire. Et surtout, nous n'imaginons pas un instant que leurs déplacements dans nos villes ont peut-être une tout autre raison : certains, abandonnés par l'humain dans les refuges, les zoos, les campagnes, ont peut-être tout simplement faim ?
Le Chœur se lance dans un nouveau chant, récite lentement qu'il serait souhaitable de décélérer après cette crise sans y être obligés par le confinement tel que nous le vivons aujourd'hui. Qu'il faudrait décoloniser des terres et les rendre à la nature... — Valérie Cordy
Je repense à ce photomontage d'un hippopotame pataugeant dans le canal de Bruxelles glané sur un réseau social. Un « mème » qui a rejoint ma collection illico.
Au même moment, dans le monde numérique de Covid Land se déroule sur nos écrans un étrange événement qui, par séquences organisées, fait apparaître des photos d'enfants dans les fils d'actualité. Signe de la mort de nos innocences ? Je pense : tous ces enfants ne sont plus, n'existent plus. Ils sont donc morts.
Le Chœur chante comment les enfants ont été jetés en pâture aux Big Data, sacrifiés à la recherche sur la reconnaissance faciale. Nous approchons du récit de science-fiction. Sera-t-il celui du déconfinement ? Suivrons-nous les recommandations des puissances asiatiques ?
La journaliste fait un lien avec les films d'horreur où l'on voit souvent des enfants maléfiques dans de longs couloirs, nous dévisager et nous terrifier. Souvent des petites filles. Encore une question de genre qu'il faudra interroger. Mais G. ne souhaite pas se détourner de son enquête.
Pourquoi ce « jeu » me met-il mal à l'aise ? Une personne s’exécute et doit contaminer trois autres personnes. L'indicateur mathématique R0, la mesure qui permet de dire combien de personnes seront contaminées par une seule personne est de 3 (entendre trois personnes), comme avec le Coronavirus.
« Ce challenge Facebook fait partie d'une longue série : la "Neknomination" (désigner le prochain ami qui devra boire de l'alcool cul-sec), le "Ice Bucket challenge" (vider un seau d'eau glacée sur sa tête pour sensibiliser à la maladie de Charcot), le "Bee challenge" (poster une photo de soi avec un soutien-gorge sur les yeux) ... Drôles, bêtes ou dangereux, il y en a pour tous les goûts. Défi orwellien ou simple jeu ? »
Pire sans doute, la chaine de mails lancée par Donna Haraway (comment résister et ne pas répondre à cette grande dame ?) qui nous invite à envoyer des poèmes. Le système mis en place présage d'une contamination exponentielle et mondiale en quelques jours. J'ai déjà reçu trois demandes. J'hésite.
Cet épisode des photos d'enfants a fini par laisser la place à d'autres images, tutoriels, patrons de masques artisanaux. Le Chœur a repris. Maintenant il coud, inlassablement, dans l'ombre de ses ateliers personnels et autres arrières cours d'immeubles et ce faisant, dévoile la face cachée des années d'austérités et de réformes d'un monde devenu néolibéral, destructeur de nos services publics.
Mon agenda se remplit à nouveau de réunions (pour le travail) et d'apéros (pour la détente) sur Zoom, Skype, Messenger, WhatsApp... Je cherche des alternatives Jitsi, Whereby... C'est difficile à départager. Avec notre nouveau statut de confiné, on s'habitue petit à petit à vivre dans nos écrans enfermés chez nous. — Valérie Cordy
Tandis que le Chœur égrène le nombre de morts mais rarement leurs noms, que les courbes continuent à monter inexorablement jusqu'au pic ; tragédie, enquête, narration, autofiction et science-fiction deviennent un tout qui commence à muter tel le virus lui-même et se raconter dans une sorte de boucle rétroactive.
Et pourrait s'ajouter à cela la crise économique et financière. Y aurait-il encore, à ce moment-là, une mise en récit possible ?
- Pierre H. : Quel « après » pour la Fabrique ? Vous avez déjà une programmation sensibilisée aux enjeux de société. La crise actuelle vous encourage dans cette voie ? Elle vous inspire d'autres types d'actions, d'autres initiatives, elle vous fait entrevoir d'autres urgences ?
- Je me dis qu'il exagère, ce Pierre H. C'est trop tôt. Même si je commence à entrevoir des pistes. Le Chœur reste silencieux, G. trifouille dans ses notes, même le haut-parleur s'est tu. Moi, je regarde ailleurs. Personne ne veut répondre à cette question. Nous avons déjà compris que nous serons dans les derniers à être dé-confinés.
G. finit par prendre la parole. Le sujet de son enquête s'est déplacé. Il y a urgence. En Belgique, la « Data Against Corona Taskforce » a déjà mis en place un système de surveillance généralisé. Les premières informations qu'ils ont lâchées le 28 mars 2020 sont proprement inquiétantes, même s'ils assurent que les datas extraites sont anonymisées : les Belges sont restés 79% de leur temps dans la zone de leur domicile. Nous sommes cartographiés en temps réel, géolocalisés, piégés comme des rats de laboratoire.
Le Chœur continue à se mouvoir lentement, mais maintenant observe une ronde autour de nous. Nous englobe. C'est presque effrayant.
J'enchaine. Afin d'être bien conscients des développements des technologies et de leurs effets sur nos sociétés, nous avons mis en place les APREM depuis 2012 à la Fabrique de Théâtre.
APREM est un dispositif d'expérimentation qui, en réunissant sur le même plateau, des artistes, qu'ils viennent du numérique, de la scène, qu'ils soient plasticiens ou musiciens et des scientifiques, chercheurs, théoriciens, philosophes, sociologues ; propose de dépasser les définitions strictes des disciplines. Ainsi, les mondes scientifique et académique peuvent se confronter et cohabiter avec la création artistique. Afin d'aller plus loin, les rôles de « public », d'artistes et d'intervenants sont interchangeables. Il est pour nous essentiel que de tels espaces et moments pour expérimenter et présenter des formes qui interrogent nos réalités, existent. Nous devons plus que jamais être les acteurs de nos destins communs.
Je repense à cette pratique essentielle de l'expérimentation qui nous oblige à sortir du cadre strict de la représentation pour créer, interroger sans peur de se tromper, ou de déplaire. Sans doute faudrait-il aujourd'hui intensifier ce type d'actions ? Les artistes ont tant à dire. — Valérie Cordy
G. parle des mesures possibles lors du déconfinement. Elle a l'air enragée. Avez-vous entendu parler de ce jeune développeur français qui veut/peut mettre en circulation une application capable de repérer par géolocalisation les personnes à risque ? C'est pour juguler l'épidémie de Covid-19, dit-il...
Voix du narrateur italien : « Nous sommes face à quelque chose de plus grand qui mérite notre attention et notre respect. »
L'attention, pour ne pas parler du respect, voilà bien ce qui nous manque cruellement, me dis-je en repensant aux écrits si pertinents d'Yves Citton (Pour une écologie de l’attention, Le Seuil). Nous sommes victimes d'une vague épidémique qui capte totalement notre attention et met nos pensées en boucles. Exactement comme le 11 septembre 2001, exactement aussi comme lors des attentats de Paris et Bruxelles.
Nous sommes divertis de nos préoccupations et, pendant ce temps-là, nos libertés s'effritent. De la gestion du terrorisme à celle du Coronavirus, il n'y a qu'un pas.
Frédéric Keck réapparait : « La faune sauvage est passée des pages 'Nature' des journaux aux images des couvertures des magazines, représentant les foyers de grippe aviaire comme des attaques terroristes.[2]»
G. toujours aussi fébrile reprend : en Belgique, Dalberg Data Insights, une entreprise privée spécialisée dans la gestion des territoires contaminés, collecte les données de Proximus, Telenet, Orange...
Bientôt, nous serons des personnages de Damasio. Comme dans Les Furtifs, nous nous verrons attribuer des niveaux de liberté de circulation.
Le Comité invisible (Maintenant, éd. La Fabrique) glace brusquement la conversation : « Ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant des écrans. »
Tout le monde se retourne. Il n'y a personne.
Le Chœur implore : Nous sommes foutus...
Finalement, il n'y a que l'œuvre de Pignocchi qui réussit à nous calmer sur « l'après »...
Un épisode ne suffit pas, je retourne me coucher quand même.
Pierre H. reprend :
- Beaucoup écrivent qu'il faut éviter un « retour à la normale » (entendez, la « normale » capitaliste, destructrice de l'écosystème). Des sociologues, des politologues, des juristes, des économistes, des philosophes... mais très peu parlent de culture ! Est-ce un oubli, un aveuglement ? Quelle serait la place de la culture pour penser un « après » à la crise sanitaire, penser des modes de vie en meilleures relations avec les autres espèces (y compris virales !) !?
- C'est un moment très dangereux que nous vivons aujourd'hui. C'est perceptible. Les régimes démocratiques peuvent basculer à tout instant.
Le Chœur se fait plus politique, se met à répéter en boucle : Franck Lepage parle de vrai test grandeur nature de répression d'une population, d'une crise sanitaire qui rend d'un seul coup possible, au nom de la santé, le fichage de tous les habitants d'un pays.
Pour moi, le rôle de la culture est de réfléchir, pas uniquement en tant que discipline à part entière, au monde que nous voulons construire. Il ne s'agit pas de se penser comme secteur qui aurait une singularité (ou serait une exception), mais comme participant à une intelligence collective qui doit et peut se mettre en place, à l'image de ce qui se déroule en ce moment même dans le monde scientifique. La culture est avant tout transversale. La sociologie, le droit, l'économie, la philosophie sont des disciplines traversées par la culture. — Valérie Cordy
Sans doute s'agit-il là d'une définition philosophique de la culture. Peut-être faisons-nous une confusion entre l'art et la culture ?
G. tente un autre type de réponse. Les média, elle connait bien. Elle dit qu'elle n'entend aucune parole politique pendant ce confinement. Il n'y a que les experts, toujours les mêmes, qui parlent, papotent, disent qu'ils ne savent pas, ou pas encore, tergiversent sur la question des masques, jouent la montre sur les tests... L'impression qu'ils nous mènent en bateau. Qu'ils nous prennent pour des idiots incapables de comprendre la situation.
Dans le monde d'avant, j'avais un projet intitulé « État du Monde ». C'est un projet artistique qui se transforme au fil de l'actualité et sera donc pertinent également dans le monde d'après, une fois les cartes rebattues. Il y a bien longtemps que je me revendique plus de Piscator que de Brecht. Le 11 septembre 2001 a fait basculer ma vie d'artiste. J'ai arrêté les productions sur le long terme, considérant qu'il ne fallait pas que le théâtre soit en retard sur l'actualité.
Dans « État du Monde » je suis sur scène avec un·e invité·e qui, de mon point de vue, transforme le monde en l'interrogeant, en l'analysant, et souvent en étant acteur ou actrice des changements à venir. Je ne dis pas un mot, mais on comprend tout. Assise à une table face au public, je surfe sur le web selon une improvisation millimétrée. Derrière moi, la projection en grand format de mon écran d’ordinateur nous raconte ce que je rencontre, traçant un récit inattendu et plein de sens, une plongée inédite dans l’éther en temps réel, dans ce que nous voyons quotidiennement et que nous regardons autrement pour la première fois. L'invité·e a travaillé sur un abécédaire. Nous tentons de penser ensemble un état du monde, voire un autre monde possible.
Maintenant, plus que jamais, quand nous sortirons du trou dans lequel nous sommes tombés, il va falloir se mettre sérieusement à étudier la théorie du care, lire ou relire Carol Gilligan et Joan Tronto, souvent vilipendées par cette société machiste et patriarcale.
Un réseau social déverse : « Toute vérité franchit trois étapes. D'abord elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant été une évidence. » (ref.)
Le Chœur répond en écho : Oui le care a été ridiculisé. Oui il a subi une forte opposition. Oui il reste donc une dernière étape... Oui, oui, oui !
Dans sa remise en cause sévère du capitalisme, le care prône une société du soin, une attention portée à l'autre, à la culture et à tous les métiers qui « prennent soin ».
« Tronto affirme qu'historiquement, les tâches de soin ont été dévolues aux femmes et aux gens "ordinaires". Revaloriser les activités de care revient ainsi à revaloriser les activités de ces personnes. Méthodologiquement, il s'agit de « regarder depuis le bas de l'échelle », de s'intéresser par exemple à la maternité, aux métiers de l'éducation ou plus généralement au « sale boulot » de l'existence humaine. »
Le Chœur sautille : Les voilà les héros et héroïnes des balcons !
G., très curieuse, ouvre son ordinateur et va sur le site web de la Fabrique. Elle commence à lire des extraits à voix haute :
« De nombreux professionnels du médico-social militent pour créer des liens et redévelopper un imaginaire commun. Les institutions culturelles ont un rôle important à jouer dans ces expérimentations, afin de réinventer des dispositifs de médiation envers les habitants, les usagers, les amateurs, etc. La mise en place des espaces de représentation permet la retranscription du vécu et l'émergence de la singularité. »
« Les réseaux de communication omniprésents dans nos vies ne constituent pas des espaces imaginaires collectifs. Au lieu de valoriser la différence, ils entretiennent plutôt une conception réductrice de masses animées par des processus de mimétisme...».
« La Fabrique de Théâtre met en pratique son implication interculturelle et transculturelle via les ateliers de cinéma-théâtre de Julien Stiegler : Les Rêves contradictoires, où le mécanisme du rêve, au sens de songe nocturne, se confronte avec l'expérience de la matière. Le rêveur (le participant) peut envisager tous les possibles et vivre une myriade de points de vue divergents. Le travail de médiation se fait dans un temps long, souvent plus complexe que le processus narratif lui-même. »
G. me regarde. Elle attend quelque chose, c'est évident. Je lui réponds : voilà, pour nous, « l'après ». Il s'agit de continuer, d'insister, de travailler plus, d'ouvrir encore plus grand les yeux et les champs de recherche. Elle semble acquiescer. Elle sait qu'elle aussi aura pleinement sa place dans cet « après ».
Pierre H., infatigable :
- Quel sera le premier rendez-vous de La Fabrique après confinement ?
- Ce sera un rendez-vous d'équipe. Se retrouver enfin. Échanger nos points de vue sur ce « moment de vie sans vie ». Nous devrons également réparer les vivants, sortir de cette maladie de la relation, penser et panser avec les artistes et les non humains.
Le Chœur alors se transformerait en chœur virtuel. 700 enfants italiens chanteraient l'opéra Nessun dorma de Puccini sur toutes les plateformes virtuelles de Covid Land. Le chant se terminerait par ces quelques mots qui font suite à une solitude prolongée (du héros !) « À l'aube, je vaincrai ».
Mons le 15 avril 2020
Tous les personnages de ce récit se regardent, interloqués. Un peu tristes de devoir se quitter là. Nous ne connaissons pas la suite de l'histoire, se disent-ils... Ils remercient beaucoup Pierre H. de leur avoir donné l'opportunité de s'exprimer. Au fond, pensent-ils, ce moment d'écriture a été comme une bouée de secours pour ne pas se noyer.
Je décide finalement de participer à la chaîne de Donna Haraway.
Rien ne dit
dans le chant de la cigale
qu’elle est près de sa fin
Matsuo Basho
Cet article fait partie du dossier Arts, culture et confinement | Interviews.
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