Au Centre de la gravure, Kiki Smith montre le chemin
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Comme au fond d’une chapelle, un vaste retable attire et replace le visiteur contemplatif dans un faisceau de lignes sans cadre, du néant à la vie, de la vie au néant, entre mort et résurrection
C’est un groupe de douze gravures sur bois, « tirées en noir sur un délicat papier japonais », bien alignées sur deux rangs superposés. Leurs rectangles noirs se reflètent dans le sol luisant, ainsi que les points lumineux qui les éclairent, astres lointains. L’intensité des images – comme enfouies, gravées fragiles à même les ténèbres – attire vers le mur blanc comme, au fond d’une chapelle, un retable excitant les émotions sacrées. L’ensemble s’intitule « Mortal », date de 2007 et raconte les derniers instants de la mère de l’artiste, toute l’attention happée par le visage, les mains, les pieds, peu à peu métamorphosés par la mort, le retrait de la vie, l’entre-deux. Le regard porté sur ce qui s’éteint exprime la fascination, l’amour et la tristesse, restitue toute l’expérience confuse, bouleversante, de la contemplation de la disparition en cours des êtres chers, la transcendance des liens, le rappel de tout ce qui a été tissé de l’une à l’autre et qui donne l’impression que quelque chose survivra à la mort. Ce que l’artiste traduit aussi par un certain mimétisme entre sa mère et elle. Combien se reconnait-on, par projection, dans ce qui, si proche, surtout quand il s’agit d’un parent qui nous a donné naissance, meurt sous nos yeux !
L’agonisante est au cœur d’un écheveau de lignes, celles du visage, des mains et des pieds, celles de ce qui l’entoure, les plis de draps et d’oreillers. Ces lignes se rejoignent, établissent des réseaux communs. Cette cartographie de lignes s’élargit, évoque les structures mémorielles intérieures, les paysages autant mentaux qu’environnementaux qui constituaient l’ancrage de la personnalité moribonde, tracés des subjectivations qui ont fait de ce parcours de vie un itinéraire personnel, singulier. Mais ces lignes, denses, vives, touffues évoquent aussi le vivant « indistinct » auquel retourne l’être incarné, dessinent une continuation dans le grand tout, mais aussi, tout autant, représentent les fils arachnéens traversant le néant, d’où surgissent les naissances. À partir de là, il n’y a plus de linéarité évidente dans la suite de gravure, conduisant à l’image finale, où tout finit, mais un récit à double tête, se dirigeant autant vers la mort que la résurrection. Le mystère de l’origine – d’où venait ma mère ? – se fond dans le mystère de la destination – que reste-t-il après la mort ? L’ensemble parle de la migration de ce qui, pendant un certain nombre d’années, a été « ma mère », vers d’autres existences, et d’abord se nichant dans l’imaginaire de l’artiste qui le dissémine en chaque visiteur recueilli. Et cela, à la manière des pissenlits, par ailleurs si bien représentés par l’artiste, fantomatiques, crépusculaires, parcourant les abysses du vide, propageant des brins de vie, en parallèle à l’ampoule de la série « Charm » qui libère et attire un essaim de particules-lucioles qui la butinent et font circuler ses semences de lumière…
La reliance arachnéenne entre les choses, organiques et imaginaires
Dans toute l’œuvre de Kiki Smith – qui n’est pas que contemplative, mais aussi sociale, politique, engagée –, les êtres et les choses sont reliés, toujours pris dans leur manifestation singulière, jamais essentialisés parce que saisis dans leur interdépendance, en pleine interconnexion. — Pierre Hemptinne
Dans la série « Linger », il ne s’agit pas simplement d’une fleur dans un verre, d’un bouquet jeté sur un tabouret ou un radiateur, le verre et la fleur forment quelque chose de neuf, de différent, le tabouret ou le radiateur avec leur brassée florale composent des formes d’existences nouvelles, des accouplements de choses qui améliorent l’hospitalité, la manière d’habiter. Le visage de « Clearing » révèle les correspondances entre les constellations célestes et celles qui scintillent au fond de la voûte crânienne, dans les profondeurs neuronales, par ces traits qui jaillissent des yeux, donnent une consistance aux regards qui débusquent les étoiles auxquelles s’arrimer pour rêver en synchronie avec l’univers mystérieux. Cet abîme miroitant où se répondent éléments naturels et mythologie, l’humain ayant nommé les étoiles selon les histoires qui fondent son épopée terrestre.
C’est aussi cette convergence organique entre formes humaines et formes de la nature, construite par les langages et ses imaginaires genrés qui inspirent la planche ébouriffée de modèles de tatouages, où les tracés de vulves se mélangent à ceux de divers papillons, en une sorte de planche entomologique fantastique. A partir de là, de cette « naissance du monde », tout s’envole, depuis tous les stades imaginés de chrysalide, inventant, à leur tour, une diversité infinie de formes volantes, animales et poétiques.
La main dans les ondes sauvages, se recharger, retrouver la sauvagerie en partage d’amour
Ce qui est montré arrivant à son terme, capté au chevet de la mère moribonde, se déploie en son plein épanouissement, par exemple dans le grand format « Large Birds » où l’artiste tend la main vers la parade bouillonnante de duvet et d’ocelles de grands paons, comme on la plonge dans un torrent, dans un ruissellement d’énergies cosmiques, pour se recharger, pour prendre en soi les ondes bénéfiques des forces cachées, se faire irradier positivement. Dans le même ordre d’idées, dans une posture similaire, l’artiste salue un tronc d’arbre composite, articulé en plusieurs phases, les lignes concentriques censées signifier son âge étant ici superposées comme des épisodes différents de la vie d’arbre. Juste à côté, se confondant avec le tronc, un empilement d’étoffes, du genre dont s’habille l’artiste, comme une collection d’écorces représentatives de différents moments de sa vie. Et entre tous ces éléments, comme effectuant la navette et reliant toutes les bribes d’histoire qui se laissent deviner, un vol de mites mêlé d’étoiles. C’est ce principe de vie partagée entre humain et non humain qui fait que la femme nue, dont les bras se prolongent par de beaux rameaux aux feuilles vertes, semble si bien vêtue, ou que, dans une autre image, le geste de retenue d’une femme en son plus simple appareil, une main sur le poignet de l’autre bras à hauteur du bas ventre, a la même consistance et expressivité que celle, suspendue, de l’animal qui lui tient compagnie, une biche interloquée, tous les deux communiant en une même nudité fragile.
L’hybridité, ou la manière dont la nature saisit l’humain, ne relève pas du roman à la rose, comme le révèle le duo « Splendid » et « In a Field ». Le loup dressé sur ses pattes antérieures, griffe le dos d’une femme qui, néanmoins, le retient, en lui tenant l’autre patte ; de même, là où un tigre, bondissant du ciel, saisit la même femme à la gorge, cela ressemble plus à une dévoration votive, non mortelle, mais non dépourvue de violence que l’amour aurait à domestiquer, sauvagerie à éduquer au delà d’une inadéquation entre espèces, crocs, griffes mal adaptés à aimer sans blesser. Images oniriques de scènes primitives (au sens psychanalytique).
L’œuvre gravé s’inscrit dans un courant de pensées qui, heureusement, depuis très longtemps, a gardé le contact avec la nature, contrepoids aux politiques d’exploitation sans âme, mortifère
Kiki Smith est née en 1954. Elle explore la gravure complexe du sensible inter-espèces, inter-milieux , inter-temporalités depuis longtemps. Mais aujourd’hui, à l’heure où, face à l’anthropocène (ou capitalocène), l’humain doit élaborer de toute urgence d’autres types d’échanges avec la biosphère, toute imagerie où il n’y a de mondes que partagés, topographie de passages, toute cette œuvre nous atteint avec une force nouvelle, prodigieuse. Elle vient renforcer l’héritage de travaux similaires creusant leur sillon de longue date et qui dégagent aujourd’hui un fort parfum de « on ne pouvait pas ignorer qu’il existait d’autres appareils sensibles plus propices à la préservation de notre écosystème ».
Je pense aux recherches de Tim Ingold, qui apportent tellement de résonances aux traits que trace Kiki Smith, selon lequel
la forme d’une ligne est porteuse d’un monde, elle exprime un mode d’être au monde — Tim Ingold, "Une brève histoire des lignes" (ed. Zones sensibles)
mais aussi aux explorations de Fernand Deligny avec les enfants autistes dans les Cévennes et à propos de quoi les auteurs du livre Le Toucher du monde écrivent :
(…) Dans les cartes de Deligny, la dimension temporelle est indissociable de la dimension spatiale, c’est-à-dire de la profondeur qui se dessine dans l’espacement entre les lignes. Chaque instant ouvre une multiplicité de lignes possibles sans se confondre avec elles. Mais il suppose la coexistence sous-jacente d’une multiplicité de traces toujours prêtes à ressurgir, à passer du possible au devenir. C’est l’apparition et la mise en résonance, à travers la carte, de traces appartenant à différents temps (passé, présent, futur, mais aussi temps fossile, temps animal, temps végétal, temps mythique, temps psychique, etc.), que Deligny qualifie de 'chevêtres'. Ici prend forme une conception de la mémoire qui ne se confond ni avec la mémoire subjective, ni avec la mémoire culturelle, mais une mémoire où se croisent tout autant l’humain que le non-humain, le vivant et le non-vivant, mémoire d’un commun que Deligny appelle aussi 'mémoire spécifique' — David gé Bartoli et Sophie Gosselin, "Le Toucher du monde. Techniques du naturer" (page 305)
C’est une belle manière de mettre en perspective l’œuvre gravé de Kiki Smith, très riche, tel qu’il s’expose actuellement au Centre de la gravure à La Louvière.
Pierre Hemptinne
Kiki Smith : Entre chien et loup
Jusqu'au dimanche 23 février 2020
Centre de la gravure et de l'image imprimée
10, rue des Amours
7100 La Louvière