Au revoir, Jessye !
C'est en 1945 que la petite Jessye voit le jour, dans l'État de Géorgie où règne encore pour plus de vingt ans la ségrégation raciale. Sa mère, enseignante, son père, assureur, sont aussi des musiciens amateurs qui encouragent leur fille à étudier la musique dès que son penchant pour le chant se manifeste. Ses parents militent pour la reconnaissance des droits civiques des Afro-Américains. C'est dans ce milieu familial culturellement alerte et politiquement engagé qu'elle évolue.
Ses premiers pas de chanteuse se font au sein de la chorale de l'église du quartier où sont interprétés des spirituals. Mais l'élément déclencheur sera la découverte du monde de l'opéra grâce à la petite radio qu'elle reçoit en cadeau à l'âge de neuf ans. Elle y découvre les voix de Marian Anderson et de Leontyne Price, qui resteront pour longtemps ses modèles. Suite à un concours, elle reçoit une bourse lui permettant de couvrir les frais de scolarité à l'Université Howard pour personnes de couleur, à Washington, où elle obtient son diplôme en musique. Sa formation continue : elle suit des cours au conservatoire de Baltimore, un master supplémentaire à l'université du Michigan et travaille le chant avec Elizabeth Mannion et Pierre Bernac. De ce dernier, elle développera son intérêt pour la musique française, et pour la mélodie en particulier. Elle comptera à son répertoire des compositeurs français comme Poulenc, Chausson, Berlioz, Fauré, Offenbach ou Ravel. C'est donc avec un bagage solide qu'elle se lance dans la carrière de soliste.
En 1969, elle s'envole pour l'Europe, où elle s'établit pour de nombreuses années. Il est assez courant que les jeunes chanteurs américains y séjournent pour y parfaire leur formation, permettant aussi aux Afro-Américains d'échapper à la ségrégation qui est toujours d'application dans les États du Sud. Les réactions de rejet ne sont pas pour autant absentes du milieu musical européen, et Jessye Norman en a fait les frais, comme lors du Concours International de Musique de l'ARD où un juge voulut changer les règles du concours pour désavantager les concurrents noirs. Malgré cette manœuvre, la cantatrice remporte le premier prix et décoche un contrat de trois ans avec le Deutsche Oper de Berlin. Elle y fait ses premier pas dans la musique de Wagner qui, plus que toute autre musique du répertoire lyrique, nécessite une voix puissante.
Et cette voix, Jessye Norman la possède. Son timbre est chaud et riche en harmoniques, et sa tessiture, exceptionnelle, s'étend du contralto au soprano lyrique. Ces dons de la nature sont amplifiés par un travail rigoureux, une grande exigence et de la prudence. Le choix de ses rôles sera posé en fonction du danger qu'ils pourraient représenter pour sa voix. Elle n'acceptera jamais, pour cette raison, de chanter Elektra, estimant qu'en raison de sa ligne vocale accidentée, le rôle est trop risqué pour ses cordes vocales.
Après l'Allemagne, Florence et Milan l'accueillent, avant Londres. Peu à peu, elle fait sa place au sein des grands festivals européens: Édimbourg, Salzbourg, Aix-en-Provence, Stuttgart... Ses débuts opératiques aux États-Unis se feront en 1982, avec Oedipus Rex, Didon et Enée et les Troyens. À cette époque et pour de nombreuses années encore, elle est au faîte de sa renommée. Le succès est mondial. Elle chante au Japon, en Israël, en URSS, fait des allers-retours entre l'Europe et l'Amérique. Elle est conviée aux plus grands évènements et célébrations : les funérailles de Jackie Kennedy, l'ouverture des Jeux Olympiques d'Atlanta, les cérémonies d'investiture de plusieurs présidents, l'inauguration de l'Esplanade de Singapour et celle du mémorial du World Trade Center en 2002, le bicentenaire de la Révolution française ou encore les 60 ans de la reine Elizabeth II.
Elle accorde également des interviews et participe à de nombreuses émissions télévisées. Le soin apporté à son image est minutieux – elle change parfois plusieurs fois de tenues vestimentaires en cours d'émission ! Mais il émane d'elle une sincérité, une profondeur et un humour qui font d'elle une personnalité particulièrement attachante. Les ovations qui lui sont adressées font la preuve d'une popularité peu commune : on relate qu'à un concert à Salzbourg, le public aurait battu des mains 55 minutes !
Le répertoire qu'elle privilégie est éclectique et ne se confine pas à l'opéra. Merveilleuse interprète des Lieder de Richard Strauss, de Brahms et de Schubert, elle explorera avec raffinement le monde de la mélodie française, de Berlioz à Ravel en passant par Chausson, et son humour en fera une admirable Belle Hélène. Elle n'oublie pas pour autant les premiers chants de son enfance qui la relient à la communauté noire. En 1990, au Carnegie Hall, Kathleen Battle et Jessye Norman s'unissent pour offrir un inoubliable concert de negro spirituals.
Durant la dernière décennie, la chanteuse s'est faite plus discrète sur les scènes et au disque. Entretemps, elle s'est investie dans plusieurs projets artistiques et caritatifs. Elle siège dans différents conseils d'administration comme celui du Carnegie Hall, du Dance Theatre of Harlem ou encore pour la Fondation Elton John pour la prévention contre le sida. En 2003, elle participe à la fondation de la Jessye Norman School of Arts, une école supérieure d'Arts sans but lucratif destinée aux élèves désargentés. Les cours y sont donnés gratuitement et les candidats sont sélectionnés sur recommandations, auditions et interviews afin de discerner aux mieux leur talent et leur niveau de motivation.
C'est donc une très grande dame qui nous a quittés ce 30 septembre 2019. Elle aura autant marqué nos cœurs que bercé nos oreilles. Écoutons-la encore...
Nathalie Ronvaux