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Balade sonore – Tirés par les oreilles

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Dans la préparation d’une promenade, chaque participant a son propre réflexe, emporter un livre, un appareil photo, ou un piquenique. Outre les chaussures de marche et les sacs à dos, certains ne sortent pas sans avoir ajouté à leur paquetage un enregistreur et des micros. Pour une catégorie de gens, la marche c’est surtout un voyage à travers le son.

Selon une démarche proche de la photographie, l’envie peut être de capturer le moment, de le fixer et de le ramener avec soi. Il peut s’agir de partir à la recherche d’ambiances sonores ou de guetter le son étrange, insolite. Ces enregistrements peuvent être utilisés plus tard dans une composition musicale, partagés tels quels avec d’autres « auditeurs » ou simplement rangés et oubliés. Indépendamment de l’usage qui en est fait par la suite, cette activité conditionne une attitude particulière durant la balade. Comme le photographe aura l’œil constamment aux aguets, et cherchera la cible, l’image, la composition visuelle, oublieux et insouciant de tout le reste, le promeneur sonore sera guidé par ses oreilles.

La notion d’une écoute active, d’une immersion volontaire dans le son, a fait son chemin depuis les premières formulations de l’idée. On trouve aux origines du concept deux personnes aux noms étrangement similaires, Pierre Schaeffer d’une part et Raymond Murray Schafer de l’autre. Le premier a théorisé l’approche du son comme objet détaché de son contexte et a lancé dans sa construction d’une musique concrète une réflexion sur les différentes formes de perception. Il ne sera pas le premier à distinguer « entendre » et « écouter », mais en fera une réelle démarche artistique. Le second, R. Murray Schafer, révolutionnera l’écoute avec son concept d’écologie acoustique. Formulée dès 1977 dans son livre Le Paysage sonore (The Tuning of the World), son approche abordait à la fois l’attitude de l’auditeur et l’objet sonore lui-même. Pour lui aussi le son peut être détaché de son contexte d’origine et présenté, comme une œuvre d’art, à un public.

David Helbich - meakusma 2018.jpg

Il faudra encore plusieurs années et le développement d’un matériel d’enregistrement suffisamment portable pour que naisse une génération d’artistes utilisant le son capturé en extérieur, dans la nature comme en milieu urbain, comme fondement d’une pratique musicale. Des travaux de deep listening de Pauline Oliveros à ceux d’Hildegard Westerkamp, en passant par les extraordinaires documents de Chris Watson ou par l’album La Selva de Francisco Lopez, des publications de plus en plus nombreuses de disques de field recordings ont déclenché des vocations, et surtout attiré l’attention sur la pratique de l’écoute active.

En effet, par-delà les musiciens professionnels et amateurs se spécialisant dans cette nouvelle discipline, c’est également un changement dans les habitudes et les comportements du public qui s’est opéré progressivement. L’idée d’apporter une même attention « musicale » à un paysage sonore naturel qu’à une composition instrumentale s’est graduellement imposée. Mais le plus grand changement consiste à envisager à présent la chasse au son comme une fin en soi, d’en faire une pratique indépendante de l’enregistrement.

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La manière dont vous placez votre corps, la qualité de votre écoute, votre vitesse, votre tempo, votre attention, communiquent un certain degré d’intentionnalité. Vous pouvez facilement être perçu comme une présence menaçante pour la simple raison que vous marchez à pas lents, et que vous suivez une trajectoire ambiguë. — Davide Tidoni (1)

Plusieurs artistes ont fait du moment d’écoute le corps de l’œuvre, une création éphémère durant le temps d’une balade. Ici encore il existe de nombreuses façons d’aborder ce moment. La marche peut être dirigée, commentée (une forme sonore de « réalité augmentée », touristique comme les capsules audio permettant de découvrir une ville ou une région, ou artistique comme les parcours de David Helbich lors du festival Meakusma), ou au contraire silencieuse, méditative. Elle peut être collective (comme les Parcours Audio Sensibles de Gilles Malatray de Désartsonnants, les sensory walks de Stéphane Marin ou les balades urbaines d’Isabelle Stragliati) ou bien solitaire. Elle peut faire intervenir un matériel particulier comme les casques électromagnétiques des balades de Christina Kubisch, qui révèlent les sons cachés, produits par les éclairages publics, le mobilier urbain, les dispositifs antivol. Organisées dans plusieurs villes, ces electrical walks encouragent les participants à chercher des oreilles les lieux de perturbation magnétique les plus intéressants, audible pour eux seuls.

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Chaque posture, chaque mouvement que vous faites est chargé de significations contextuelles complémentaires. C’est une expérience tellement révélatrice de voir comment un corps sensible peut briser les conventions sociales et contrarier le rythme d’une ville. — Davide Tidoni

Il y a dans le milieu du field recording un débat sur la manière de se positionner dans l’espace, et surtout dans le paysage sonore. Pour les partisans de la démarche documentaire, l’artiste doit être absent, extérieur. Il pose ses micros et se place à l’écart, monitorant à plusieurs mètres de distance ce que capte son enregistreur. Pour d’autres par contre, la présence dans le champ du preneur de son est une part intégrante de l’œuvre. Marcher dans un espace modifie le son de cet espace : le bruit des pas, le froissement des vêtements, la respiration se superposent au paysage et le révèlent en creux, dans les rebonds, les échos de l’environnement. Il y a un monde de différence entre une écoute en mouvement et une écoute fixe.

Cette conscience de la présence dans l’espace a confirmé la possibilité de la marche d’écoute comme discipline artistique. À l’instar de la notion de dérive des situationnistes, la démarche consiste à appréhender l’espace de manière consciente, active, et non à la manière distraite du quotidien. Elle a ainsi suggéré à l’artiste Davide Tidoni le concept d’« enregistrer avec son propre corps », de mémoriser des gestes et des attitudes adoptés lors de balades exploratoires dans un lieu et de les reproduire par la suite dans des performances collectives.

Isabelle Stragliati -  balade 2019.jpg

On le voit, le paysage est large et ces enregistrements sans micro rendent possibles de nombreuses approches artistiques ou psychogéographiques. La balade sans micro et sans casque permet une immersion directe, non-médiatisée. Contrairement à un enregistrement objectif de l’environnement, elle joue avec la subjectivité de l’auditeur qui filtre certaines parties du paysage au profit d’autres sons. Écouter en groupe montre que chacun perçoit et isole des éléments différents d’un même espace. L’idée que tout le monde entend de la même manière, tout le temps, est une erreur, c’est une pratique qui demande de l’entraînement.

(Benoit Deuxant)

1 – Interview de Davide Tidoni dans In the Field – The Art of Field Recording de Cathy Lane et Angus Carlysle, Uniformbooks, 2013

(Photos de balades sonores d'Isabelle Stragliati et David Helbich par fabonthemoon, photo de Christina Kubisch par Asa Stjerna)