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Beaubourg : La Fabrique du vivant

La Fabriquedu vivant 6a - Beaubourg - oeuvre d'Allison Kudla
Le festival Mutations/Créations revient avec une exposition qui fait le point sur les convergences entre art et vivant, entre l'artistique et le scientifique. Très « recherche & développement », interpellant, l’ensemble ouvre de belles pistes.

Sommaire

1000 poignées de mains, des milliards de bactéries

En prélude, dans le grand hall du Centre Pompidou, on est accosté par un performeur québécois. En plusieurs grandes villes du globe, il débarque dans de grands musées et entreprend de serrer la main à 1000 individus différents, à la chaîne. À ses côtés, un assistant effectue un comptage rigoureux, homologué. Une autre personne s’occupe de la communication. L’objectif est de récolter une belle culture de bactéries diverses à faire analyser, et qui se transformera en matériau de probables autres interventions artistiques : #1000Handshakes.


1665-2017 : une ligne du temps qui donne le tournis

La visite proprement dite s’ouvre avec une ligne du temps qui débute en 1665 avec la découverte des micro-organismes grâce au microscope et se clôt – provisoirement – en 2017 avec l’invention, par le collectif The Odin, d’un « kit de modification génétique accessible à tous ».

Les dates égrenées entrelacent l’évolution de la biologie, les découvertes sur le fonctionnement caché des organismes, la plongée dans les rouages de l’infiniment petit jusqu’ici invisibles, les courants artistiques qui s’inspirent des nouvelles visions de la nature, l’épopée des vies artificielles et des mutations génétiques, l’émergence de la cybernétique, les recherches de nouvelles techniques architecturales inspirées du vivant… De quoi donner le tournis ! — Pierre Hemptinne

Dans une digression de son cours au Collège de France du 29 mars, Pierre-Michel Menger stipulait qu’il faudrait repenser les relations entre l’art et la nature, compte tenu des nouvelles connaissances qui régissent nos relations au milieu naturel et de l’état déplorable dans lequel se trouve la biosphère du fait de l’industrieuse humanité. Cette exposition rassemble quelques pièces à conviction intéressantes pour nourrir les réflexions sur les frontières mouvantes entre art et science. Des frontières très différentes aussi : des pratiques artistiques ont utilisé des matériaux scientifiques pour déconstruire l’anthropocentrisme, d’autres y ont puisé de quoi poursuivre des quêtes « frankensteiniennes », explorant les jonctions troubles entre la dimension démiurge de l’artiste et les possibilités de manipuler le vivant, directement, matériellement…

Entrer dans une autre dimension

L’évocation de Jean Painlevé, pionnier du cinéma scientifique, pratiquant l’accéléré et le ralenti, avec Le Grossissement du rostre de la crevette, 1929-1930, introduit à merveille la problématique. Il n’est pas indispensable de comprendre réellement ce que l’on voit, parce que l’agrandissement, littéralement, fait entrer dans une autre dimension du représenté qui va au-delà de la valeur scientifique du cliché, effective surtout pour un scientifique. Pourtant, on sait ce que l’on voit. Le spectacle inattendu d’un détail d’un organisme vivant est à même de donner lieu à une expérience esthétique, de la famille de ce que l’on éprouve face à certaines œuvres d’art et susceptible de générer une sensibilité cognitive différente face à tout ce qui nous entoure. Une fois charmé par ces détails du vivant, on ne peut plus regarder et sentir de la même manière. La relation aux choses se modifie. Ce que véhicule l’émotion esthétique n’est pas coupé du réel, mais bien plutôt tributaire et partie prenante de tous les autres champs de la connaissance.

Après, dans la pénombre et les lumières d’aubes incertaines, magiciennes, on s’enfonce dans un laboratoire un peu foutraque où palpitent toutes sortes de tentatives pour faire évoluer le design du vivant, pour designer, plus exactement, ce qui se joue entre l’humain, son devenir sur la planète et tout ce qui l’entoure, animé et inanimé. On évolue dans une valse des « bio » : bio-artistique, bio-architecture, bio-urbanisme, bio-hacking…

Imitation of Life

S’agissant du registre plus artistique, on rencontre des œuvres qui s’inspirent du vivant sans l’intégrer proprement dit, comme avec Thermophore de Tim van Cromvoirt, inspiré de la configuration des récifs de coraux, mais constitués de fer, de résine et de piments thermochromiques, qui varient selon la température. Bien qu’inanimée, la sculpture-peinture imite la vie. L’artiste et designer Tokujin Yoshioka joue avec les processus de cristallisation lente. Il plonge par exemple une structure légère de chaise « dans une cuve contenant une solution saline de minéraux ». La production de cristaux sur le squelette de chaise est « guidé par les vibrations de la musique de Frédéric Chopin ». Voici donc « VENUS - Natural Crystal Chair » qui émerge de l’eau. L’impact de Chopin est-il perceptible dans la manière dont s’est effectuée la cristallisation !? Julien Charrière enferme, dans des vitrines ventilées de manière autarcique, des représentations de monuments archétypiques (pyramide, ziggourat, tour de Babel), en cubes de plâtre, fructose et lactose. Il arrose les sculptures d’un mélange d’eau en provenance de plusieurs grands fleuves du monde (Amazone, Euphrate, Hudson, Nil, Rhin, etc.)

Dans leur superbe isolement, les monuments engendrent des bactéries qui les rongent, les altèrent, les modifient, ils deviennent autre chose tout en s’écroulant peu à peu. Pamela Rozenkranz prolonge la lignée déjà bien longue et complexe de monochromes avec Skin Pool. Elle remplit un bassin qui évoque plutôt les industries textiles ou chimiques d’un liquide compact, plastique, couleur incarnat, référence aux teintes roses qui caractérisent les peaux européennes, depuis les peintures italiennes de la Renaissance jusqu’aux publicités modernes pour les cosmétiques, une prédominance presque intemporelle, idéologique. Le liquide du bassin, le monochrome donc, réagit aux microbes de l’air ambiant et adapte teintes et consistance.

Imprimante à jet de cellules et photos vivantes

Utilisant la technologie d’imprimante 3D « à jet de cellules » qui, en 2003, « ouvrait la voie à l’impression d’organes bio-imprimés », Allison Kudla rend visibles des similitudes entre architecture corporelle et réseau urbain. Elle a conçu une machine qui, se basant sur un plan dessiné par des algorithmes des modes de croissance cellulaire et mode d’extension urbaine spontanée, projette sous couche un « mélange de graines, d’agar-agar et d’algues ». On voit ainsi croître, par à-coups – l’imprimante opère à intervalles réguliers – et par germination lente, les vestiges ou le devenir d’une structure de vie très ancienne, immémoriale, iconique. Dans un registre proche, Lia Giraud crée quelque chose de fascinant avec ses Écoumènes (« pour les géographes, l’ensemble des espaces terrestres habités par l’humanité »), créés en collaboration avec le biologiste Claude Yéprémian, inventeur de « l’Algaegraphie ». Disons qu’il s’agit de photos vivantes, imprimées ou incarnées à même une « gélose composée de micro-organismes photosensibles ». Soit des algues qui « s’alimentent, s’agglutinent et créent des aplats de matière vivante à la surface du support vitré exposé ». En effet, cela ressemble aux mousses vertes qui se développent dans un aquarium mal entretenu. Imaginez que ces mousses s’organiseraient en images, en visions. Contrairement à la photo imprimée, visible une fois pour toutes sur son support papier (tant qu’on ne détruit pas celui-ci), la photo, ainsi injectée dans les organismes vivants, se révèle et s’estompe selon l’intensité lumineuse. Éphémère, fragile, elle relève vraiment de l’apparition.

Des rêves pour sortir de l'anthropocène

Ce n’est qu’un aperçu. À côté, autour, de multiples expériences en cours, ou restitutions de recherches, ouvrent des pistes vers de nouveaux matériaux textiles ou de construction – le mycélium est visiblement très courtisé. Autant de rêves pour sortir de l’anthropocène : imaginer des industries propres, des habitats mieux isolés et non polluants, des vêtements aux tissus palpitants épargnant la vie animale. L’intuition artistique, les possibles des savoirs scientifiques, les outils informatiques convergent pour élaborer « des solutions » au couple humain/nature en plein processus de divorce. On peut déplorer qu’au passage l’ensemble légitime aussi le profil « artiste entrepreneur » et encourage la confusion entre création artistique et industrie créatrice. L’ensemble reste très instructif, tant sur le plan de l’histoire de l’art que sur celui de l’évolution technologique d’une société qui doit impérativement réinventer son design, son économie des objets, des énergies et des matériaux viables, de toutes ses frontières avec le vivant dont elle dépend.

Pierre Hemptinne


exposition collective
La Fabrique du vivant

Jusqu'au lundi 15 avril 2019

Centre Pompidou, Paris

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