Benoit+Bo : de bonnes têtes au musée de Binche
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Dans la cour du musée, vénérable bâtiment de briques et de pierre, trônent deux grandes têtes légères, bariolées et festives. Le visiteur de la cité des Gilles n’aura, nulle part, lors de sa déambulation dans les rues, rencontré une telle éclosion de couleurs lumineuses. Gonflées comme des montgolfières, elles semblent attendre de s’élever dans les airs, transgresser, par le haut, toutes les séparations entre les territoires, physiques et spirituels.
Elles font penser à beaucoup de choses, elles évoquent des fêtes et traditions orientales, des carnavals chinois, mais pas que, tout autant de grandes foires commerciales que des transes techno, kitch, au repos. Elles dialoguent, à travers les murs, avec les collections du musée, les magnifiques masques du monde entier et le centre d’interprétation où palpite la mémoire du carnaval binchois. Elles partagent des fonctions avec ces documents précieux tout en affirmant d’autres formes d’enracinement, plus mobiles, plus errantes, affirmant une sorte de « nouveau folklore », émanant de nouveaux territoires à découvrir, de pays imaginaires et de leurs nouveaux rituels. Baptisées Happy Heads, elles affichent un bonheur inconditionnel, une joie paisible et stable (mais à la manière de tous les masques, qui figent des traits physionomiques pour en recouvrir d’autres). La mélancolie n’est pas ce qui prédomine, mais elle est présente, aura discrète, voire insidieuse. À l’intérieur, une autre de ces têtes hilares trône dans l’obscurité, accompagnée d’une bande-son où défilent, de manière robotique, et en toutes les langues, des paroles de chanson d’amour désincarnées. Voilà ce que ressassent ces grandes figures béates, et ce qui s’en dégage, mêlé à l’exubérance gonflée à l’hélium, un sentiment poignant de solitude sentimentale, subtilement. Cette présence dans la cour crée contrastes et convergences avec le lieu et donne envie de plonger dans ses salles.
Artistes migrants à plus d’un titre, ils racontent beaucoup sur les questions d’identité, toujours sous forme d’ouverture
Un musée consacré au principe même du carnaval ou d’autres cérémonies masquées, qui est de se déguiser pour, provisoirement, revêtir une autre personnalité, juste pour la licence ou pour exercer d’autres fonctions, par exemple de guérison, est l’espace idéal pour questionner les questions d’identités qui peuvent secouer une société. La crise migratoire de ces dernières années et la peur avivée de l’étranger qui en résulte s’accompagnent d’une flambée de crispations identitaires. On assiste au retour des vieux démons et aux affirmations selon quoi l’identité est liée aux racines, au sol que les ancêtres nous lèguent et dont il faut préserver la pureté en fermant les frontières. C‘est dans ce contexte inquiétant que le couple artiste Benoît+Bo met en scène des identités fermes mais insaisissables, tangibles et mobiles, se jouant des frontières et des puretés en tous genres. Ils travaillent en se nourrissant d’une tradition très ancienne, chinoise. Ils l’interprètent du seul fait de leurs subjectivités respectives qui interagissent : un des artistes est bien chinois, l’autre pas. Ensuite, ils la confrontent et la rendent perméable à toutes les cultures mondiales imaginables, plus exactement à la culture de la mondialisation. Au vu de leurs déplacements à la surface du globe, on peut les considérer comme des artistes migrants, au sein des flux de la globalisation économique. Ils expérimentent ce paradoxe relevé par l’anthropologue Michel Agier entre, d’une part, une mobilité mondiale très valorisée, celle du monde des affaires, et une autre, très dévalorisée, qui concerne ceux et celles qui se déplacent par contrainte (les réfugiés), impactés par le monde des affaires ! Ils expérimentent les formes mutantes d’un monde mobile. En y déplaçant des formes fixes – leurs masques, leurs têtes joyeuses, leurs dispositifs artistiques – et en stimulant, à partir de ces objets statiques, tout ce qui bouge, tout ce qui diffère en chaque lieu, à partir du vécu des gens et qui, en retour, va altérer et colorer autrement leurs œuvres et leur manière de réactualiser des formes traditionnelles. Ils s’inspirent d’existences très locales – existences de personnes, de choses, d’animaux, de plantes – tout en participant aux circulations de la mondialisation dont, d’une certaine façon, ils produisent une ethnologie critique. Ils se déplacent beaucoup, multiplient les enracinements provisoires dans des lieux très divers de l’Orient, de l’Occident, avec une affection particulière pour les lieux hybrides, ce que Michel Lussault appelle des hyper-lieux.
L’échange interculturel débouche sur la possibilité de nouvelles traditions, de nouveaux ancrages, plus mobiles, au service d’une citoyenneté nomade
Ce faisant, ils détournent le combat du local contre le global, ils n’exaltent pas le monde tranquille de la tradition face à la perte d’âme du cosmopolitisme effréné. Ils dynamitent placidement ce genre d’antinomie. Du reste, si l’élément principal de leur démarche est le masque, il ne s’agit pas de masques strictement chinois. J’en avais le pressentiment en découvrant les têtes gonflées. Cela se confirme dans la rangée impressionnante des masques – et de leur ombre portée – dans la salle qui ouvre l’exposition. Ils sont certes inspirés par une tradition de masques chinois. Mais j’y vois surtout le résultat d’une créolisation, au sens d’Édouard Glissant, un mélange organique, toujours en cours, les caractéristiques traditionnelles intégrant d’autres influences, et notamment le regard occidental sur les traditions chinoises. Le face-à-face intelligent entre les créatures des deux artistes contemporains et les masques-heaumes-costumes de la Fête des lanternes (apothéose de la fête du printemps), protégés dans leur vitrine, est du reste très instructif : où l’on voit les filiations, les continuations mais, tout autant, les relectures, les bifurcations qui font que les mêmes matériaux, malgré les ressemblances, produisent autre chose, il y a glissement, déplacement. Là, l’interaction entre patrimoine et art contemporain prend tout son sens.
L’échange interculturel – dans une perspective de dessiner d’autres cultures – est actif dès le moindre échange entre les deux artistes, ce qu’éclaire très bien le Guide du visiteur à propos de peintures que les deux artistes réalisent ensemble :
Ils les réalisent souvent à deux et s’influencent constamment. Rajouter du texte, des découpes, des aplats, des éléments narratifs, des tissus, des photos… permet de donner une profondeur visuelle aux œuvres et d’installer des niveaux de lecture différents. Dans leur série de peintures sur d’anciens ou nouveaux tissus chinois, les artistes reviennent à une pratique chinoise que l’on retrouve dans les complexes broderies anciennes. Appliquer des dragons, oiseaux mythologiques, fruits, navets, choux sur un beau tissu chargé de relief ou uni… les Chinois font cela depuis des siècles. — Patricia De Peuter, Guide du visiteur
Et défilant devant cette fascinante série de figures, études de caractères, bestiaire des sentiments humains et animaux, bien que l’ensemble soit très stylé, prétendant être très « en provenance d’un lieu spécifique », on n’y réagit pas comme face aux objets d’un folklore lointain, étranger et singulier, mais faisant partie de nos propres traditions en mouvement, mis en contact avec une universalité étrange qui ne serait pas issue de l’eurocentrisme.
À la rencontre des gens, partout, tout autour de la planète, relier les imaginaires, aller sous la surface des hyper-lieux, retrouver la turbulence masquée
Citoyens de la nouvelle mobilité globale, les deux artistes ne survolent pas les lieux où ils s’y posent, ils ne contribuent pas au lissage et à chaque fois qu’ils se posent, ils vont à la rencontre des différences et de l’altérité. La citation ci-après, à propos de leur actuelle immersion bruxelloise, est révélatrice de leur manière d’appréhender une ville, d’intégrer la découverte d’un tissu urbain à leurs processus artistiques :
[Bruxelles] fut d’abord pour nous une carte, celle que nous consultions lorsque nous ne connaissions pas bien la ville, puis celle que nous avons recréée pour nous l’approprier. Bruxelles fut ensuite une succession de rues et de quartiers dans lesquels nous déambulions, curieux et heureux d’en faire partie. Nous l’avons photographiée et nous avons rejoué notre bonheur d’y être avec nos masques ‘Grosses Têtes’. Enfin, Bruxelles fut ‘les Bruxellois’. Nous sommes allés chez eux, dans leur intimité, pour les photographier avec nos ‘Têtes souriantes'. De ce processus naissent des photographies à la fois urbaines et humaines aux couleurs chatoyantes, composées de masques inspirés par la culture populaire chinoise qui y apportent une touche exotique et joyeuse. — Benoit+Bo
Partout où ils passent, ils créent cette connivence avec les habitant·e·s, et organisent, selon divers protocoles, des scènes individuelles ou collectives où les gens posent, agissent dans leur environnement quotidien. De la sorte, si un cortège carnavalesque est localisé dans une cité précise, voire un quartier particulier, selon un calendrier bien circonscrit, leur carnaval déjanté – et pour une bonne part virtuel, consigné dans leur travail photographique – se déroule autour de la planète, là où l’on vit et travaille, là où se modélise, pour le meilleur et souvent pour le pire, la vie du néolibéralisme planétaire. Ils y apportent des micro-instants de licence, de moments masqués suspendus, des respirations à couvert, le temps de souffler, d’échapper à la pression. C’est ce qui résulte aussi de leurs propres interventions, se photographiant masqués dans certains milieux urbains speed, consuméristes, dépersonnalisants. Le contraste – ou l’étrange similitude – entre ce que fige le masque et ce que « tue » la globalisation est très interpellant. On rit d’abord, parce que la démarche secoue le cocotier, perturbe des codes et conventions, le rire devient vite jaune, crispé. Et l’on commence à comprendre que l’aspect fun de l’ensemble de la démarche est vénéneux.
Et, pour évacuer toute ambiguïté, les deux artistes ont réalisé la cartographie d’un centre névralgique de la financiarisation de notre économie mondialisée, la place forte de Hong Kong, restée imperturbable lors de la crise de 2008. Cela ressemble à un jeu vidéo où l’on suit les déambulations somnambuliques d’un Benoît+Bo masqué. Il sillonne un quartier sinistre, frêle et insécurisé, dont le logiciel énumère des noms de rues qui font froid dans le dos : avenue des Colonialistes, avenue des Néo-Colonialistes, avenue des Oppresseurs, Gymnase du Grand Lama, avenue des Tout-Puissants… Le voilà le grand carnaval qui nous gouverne !
photos et texte : Pierre Hemptinne
Jusqu'au dimanche 3 novembre 2019
Musée international du carnaval et du masque
10 rue Saint-Moustier
7130 Binche
Dans le cadre de la Biennale ARTour 2019