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Tu l'aimes ma peau lisse ?

Bernard Breuse - bannière
Bernard Breuse, acteur, musicien, membre actif du collectif Transquinquennal et « philosophe » à ses heures, a rejoint notre Magazine le temps d’un article pour s’exprimer sur la dernière saison de représentations théâtrales que les services de police bruxellois nous ont données à voir depuis les manifestations des gilets jaunes dans la capitale jusqu’à la dernière performance de « No culture, no future ». Aujourd’hui, le théâtre est dans la rue et les saltimbanques ne sont pas ceux qu’on croit.

Sommaire

Anarchiste en chambre

Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de fréquenter la police. Personnellement, je ne préfère pas, même si je n’ai rien à me reprocher. Mais en suis-je si sûr ? On a tous quelque chose à se reprocher. Qui n’a jamais traversé au rouge ? Qui n’a jamais « emprunté » à son travail un crayon, ou des enveloppes ? Qui n’est pas rentré en voiture après avoir bu plus qu’une bière ? Qui n’a pas déjà fumé autre chose que des cigarettes blondes ?

Bref, je suis coupable. De quoi au juste ? On s’en fiche. Pourvu que je craigne la police. C’est de la culpabilité originelle, comme le péché du même nom, un reste d’éducation catholique et d’obéissance apprise, et de profil bas devant plus fort que soi. Donc, la police a déjà un bel avantage sur moi. Parce qu’elle, elle ne me craint pas. Pas encore, me direz-vous ? C’est à voir… — Bernard Breuse

Comme disait Georges Brassens, paraît-il : « Le véritable anarchiste marche toujours entre les clous parce qu’il a horreur de discuter avec les flics ». Ce n’est jamais drôle de discuter avec les flics, surtout quand on vient de commettre un flagrant délit comme de traverser une rue en dehors d’un passage pour piétons. Comme Georges, je marche dans les clous. Suis-je anarchiste ? Je n’en sais rien. Je serais plutôt lâche. Mais l’idée d’une société sans relation de domination et de la disparition de l’État comme instrument de contrôle et de contrainte des individus m’est assez sympathique. Mais ce n’est pas l’idée générale du monde, dirait-on.

Mon amie Sophie me souffle à l’instant à l’oreille : « La déviance est nécessaire, l’allégeance totale, c’est la dictature qui l’exige ». Comme elle y va !

J’étais alors un jeune ado, mais je me rappelle bien du bruit que ça avait fait quand, en 1973, le docteur Peers avait été arrêté et incarcéré préventivement 34 jours pour avoir pratiqué l’IVG sur plusieurs patientes, un acte hors-la-loi qu’il assumait et revendiquait. Eh, allez-vous me dire, 34 jours de prison, c’est pas grand-chose. Ah bon ? Vous êtes déjà entré une seule fois dans une prison de votre vie, vous y avez déjà passé une nuit ?

Ce n’est pas du même ordre, me direz-vous. Non, mais l’ordre, c’est bien de cela dont il s’agit, et c’est bien de cela dont je parle. Quel ordre voulons-nous, et subséquemment quelles forces de l’ordre ?

Encore une remarque. L’anarchisme et l’anarchie ne sont pas, dans mon esprit, la même chose, mais je m’avance peut-être. D’ici à ce qu’on me prenne pour un black bloc, je l’ai échappé belle. Parce que les black blocs, on sait bien que c’est de leur faute si ça tourne mal lors des manifestations, et que finalement la police est bien obligée de faire usage de la force pour obliger « les casseurs » à se casser. Ou sinon quoi ? La chienlit. Au hasard : matériel urbain dégradé, magasins de sport pillés. On voit bien que le black bloc ne prend pas le bus et aime la basket. Mon esprit sarcastique me murmure que c’est bon pour le PIB, puisque ce matériel, il faut le remplacer. En fait, finalement, c’est toujours ces images-là qu’on voit à la télé, les images des fauteurs de troubles et d’affrontements, et je me demande si ce n’est pas pour décourager le pékin comme moi d’aller manifester pacifiquement, puisqu’on est toujours susceptible de se prendre un coup de matraque ou du gaz lacrymogène en risquant d’être au mauvais endroit au mauvais moment, et je ne parle pas des yeux crevés et des mains arrachées de nos amis français l’année dernière.

Trêve de sarcasmes

J’ai vu dans le courant du mois d’octobre le film remarquable de David Dufresne intitulé Un pays qui se tient sage. Ce film parle du rôle de la police en France lors de cette période des « gilets jaunes » en particulier, et du problème du monopole de la violence légitime déléguée à l’État en général [à partir d'une citation de Max Weber].

Un épisode parmi d’autres m’a marqué, c’est celui d’un sommet Poutine-Macron au Fort de Brégançon et l’entretien filmé qui le suit. Dans cet entretien, Vladimir Poutine justifie la répression des manifestants pro-démocratie à Moscou en expliquant qu’il ne « voulait pas » d’une « situation » semblable à celle des « gilets jaunes » en France. Une amabilité à laquelle Emmanuel Macron, embarrassé, répondait qu'en France, les manifestants, eux, « pouvaient se présenter aux élections ». Le montage nous montrait ensuite Poutine, après la conférence de presse, qui disait assez clairement par le geste à Macron : « Vous l’avez eu mauvaise, hein, tout à l’heure ». Et ça le faisait rire. — B. B.

À cette séquence glaçante succédait ensuite quelqu’un qui expliquait que la répression avait deux caractères différents, en France et en Russie, et que, toutes proportions gardées, en Russie, on arrêtait et on brutalisait les gens avant même qu’ils puissent manifester, alors qu’en France, au moment des gilets jaunes, c’était pendant.

Et je me suis posé cette question, en repensant au court épisode « gilets jaunes » de chez nous : « Nous, on serait plutôt dans le préventif ou dans le punitif ? »

Selon une dépêche de l'agence Belga : « … la première manifestation des gilets jaunes à Bruxelles, le 30 novembre 2018, avait causé de nombreux dégâts sur les routes, évalués à plus de 55.000 euros par Bruxelles Mobilité… » et, selon le JT de la RTBF du 30/11/2018, qui montrait les images de deux voitures de police vandalisées et incendiées au carrefour Arts-Loi : « … des casseurs ont envahi les rues de la capitale et jeté des pierres en direction de la police. Parfois insultées, rapidement les forces de l’ordre s’organisent et font barrage devant la zone neutre entourant le palais royal et le parlement. »

Une semaine après, le 8 décembre 2018, pour la deuxième manifestation, 450 des 1000 gilets jaunes présents à Bruxelles ce jour-là avaient été arrêtés administrativement. Ce qui avait proprement mis fin à la manif. J’ai vérifié ce que cela voulait dire exactement, être arrêté administrativement. Des fois que j’aurais envie d’aller manifester. Eh bien, si je bloque la circulation, si « je peux troubler l’ordre public », si « je risque de commettre certaines infractions », je peux aller passer 12 heures au poste sans autre forme de procès. Je peux demander qu’on prévienne quelqu’un de mon entourage, mais on peut me le refuser, si ce refus est motivé. Et, après douze heures, on me remet dehors, ou on va en parler à un juge. Et, si je suis mineur, mon arrestation doit être aussi brève que possible. Donc voilà le cadre de la loi, qu’on avait appliquée gare du Midi pour ne pas revoir ce qu’on avait vu rue de la… Loi.

Le commissaire est bon enfant

C’est en voyant des images de cette manifestation et le dialogue surréaliste entre un gilet jaune et le commissaire Vandersmissen (qui réclamait des « volontaires » pour se faire arrêter « pacifiquement », menaçant ceux qui ne céderaient pas à son offre de « recevoir sur [leur] gueule ») avant l’arrestation des 450 susnommés, que je me suis intéressé à ce personnage qui était déjà apparu plusieurs fois devant les caméras et au JT de 19h30 en pleine action. Jusqu’à sa suspension actuelle, il était directeur de l’intervention à la police de Bruxelles.

Mais, ce qui le différencie sans doute de ses collègues qui occupent des postes semblables, c’est qu’on l’avait déjà vu zigzagant en première ligne, comme Lukaku à la pointe de notre équipe nationale de football. À la différence de Romelu, le commissaire « scorait » un spray lacrymogène à la main, faisant des croche-pieds en gazant ceux qui affrontaient la police en fin de manifestation. — B. B.

Il avait l’air de s’amuser. On l’avait aussi admiré à la Bourse de Bruxelles arrêter personnellement le président de la Ligue des droits humains lors de la dispersion d’une contre-manifestation contre l’extrême droite qui, elle, n’avait pas été dispersée. Précédemment, toujours en première ligne, en train de mettre la main à la pâte, ce commissaire sportif avait été violemment agressé par un manifestant. Résultat : 24 points de suture, un séjour à l’hôpital, des photos souriantes avec le ministre de l’Intérieur Jan Jambon et 2 ans de prison avec sursis pour son agresseur.

Autrement dit, les forces de l’ordre avaient, à Bruxelles, un visage, l’autorité s’incarnait dans une figure médiatique émergente, jusqu’à devenir une sorte de vedette des actualités télévisées.

Stéphane Arcas : "Ta peau lisse"

Stéphane Arcas : "Ta Peau lisse" (2020)

Avec le commissaire Vandersmissen nous était racontée l’histoire d’un flic valeureux, un chef couillu qui nous montrait en personne qu’on ne rigolait pas avec l’autorité, et qui se mouillait à la tête de ses hommes jusqu’à devenir la victime d’un vilain gauchiste, mais pour mieux revenir après : « I am back ! »

Et puis patatras !

À la fin de la manifestation pour un meilleur financement des soins de santé, ce 13 septembre 2020, après la première vague de Covid, alors que le commissaire est de nouveau à l’œuvre pour arrêter lui-même un de ces jeunes qui ont eu la mauvaise idée d’être rue de la Régence alors qu’ils aurait été tellement mieux à regarder des séries devant Netflix, voilà que surgit un individu, en civil, qui projette un grand jet de gaz sur ce manifestant qu’a plaqué au sol un policier lui aussi en civil et que le commissaire assiste.

Et puis le commissaire fait un geste de la main à cet individu pour qu’il arrête de gazer. Et l’on apprend que ce joyeux gazeur n’est pas un policier en civil, mais un photographe qui accompagne souvent le commissaire dans sa voiture et qui est, disons, assez proche de la police, puisque quelqu’un a eu la bonne idée de lui refiler une bonbonne de gaz lacrymogène pour son usage personnel. Voilà donc le commissaire suspendu par sa hiérarchie en attendant que l’enquête dise pourquoi et comment le commissaire a laissé ce Benalla belge leur donner des coups de main sans qu’il fasse partie de la police.

Une décision que le commissaire attaque aussitôt devant le conseil d’État pour irrégularité, sans parvenir à l’annuler. Enfin, dans une interview au Soir du 12 novembre, le commissaire explique que, s’il est « devant ses hommes et pas derrière », c’est pour que les manifestants puissent identifier une personne qui a l’autorité suffisante pour être crédible, et qui, quand elle dit que « maintenant c’est stop », c’est vraiment « stop ». Il est vrai que le commissaire montre bien, manu militari, ce que stop veut dire. Le commissaire dit aussi : « Notre mission, c’est de faire respecter l’arrêté d’interdiction pris par l’autorité. Donc on doit être présents en nombre, empêcher qu’ils se rassemblent et, s’ils se rassemblent quand même et qu’ils ne quittent pas les lieux, les arrêter. » Et enfin : « Mon style, c’est mon style. Il est lié à ma personnalité. Je suis intimement convaincu qu’il a jusqu’ici plus solutionné de problèmes qu’il n’en a créés. Et, si le style n’est pas bon, pourquoi me laisse-t-on faire depuis 18 ans ? » (Le Soir, 12/11/20)

C’est une excellente question, non ?

La police, c’est un peu comme la masturbation, on fait semblant qu’on n’en a pas besoin, mais parfois on est bien content qu’elle soit là. Pour nous protéger, ou nous aider.

Mais nous protège-t-elle quand elle adresse au grand public un message de violence et de peur en action, via un commissaire qui joue les messieurs matraques ?

Et quand la police de Bruxelles interrompt la performance de Quentin Chaveriat : « no culture, no future », une performance qui respecte la distanciation sociale, le port du masque, etc., une performance qui veut attirer l’attention sur le fait que les artistes ont vraiment du mal pour le moment, et que la force publique leur colle à chacun (à lui et à ceux qui l’ont accompagné, filmé, etc.) une amende de 250 euros, n’est-ce pas punir le message autant que le messager ? N’a-t-il pas raison de dire, Quentin Chaveriat, que c’est « du foutage de gueule antidémocratique » ?

La police, on lui délègue un certain pouvoir, certes, mais il faut toujours interroger publiquement et sans cesse la manière dont elle s’en sert. En fait, c’est ça aussi, la démocratie. Et c’est vrai que la majeure partie d’entre nous consent à l’exercice d’une forme de violence que nous reconnaissons comme légitime, mais pas n’importe laquelle et pas n’importe comment…

Bernard Breuse

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