Bertrand Burgalat : « comme Le Lido pour les enfants » | Interview
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Arrangeurs
- David Mennessier (PointCulture) : En France, on met souvent le rôle des arrangeurs des années 1960-1970 au second plan. L'importance de leur travail est souvent beaucoup mieux reconnue et célébrée en Angleterre, que ce soit du côté des musiciens ou des médias spécialisés. L'exemple le plus emblématique étant celui de Jean-Claude Vannier qui a, entre autres, travaillé sur Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg. À partir de ce constat, comment expliques-tu cette différence culturelle ?
- Bertrand Burgalat : Personnellement, ce sont justement les arrangeurs des albums de Serge Gainsbourg qui m'ont donné l'envie de le devenir à mon tour. Je scrutais les notes de pochettes sur lesquelles je lisais les noms de Alain Goraguer, Michel Colombier, David Whitaker, Arthur Greenslade, Jean-Claude Vannier, Jean-Pierre Sabard, et à chaque fois que j'écoutais c'était magnifique et toujours différent, ils avaient chacun une singularité et un style qui leur était propre. Et c'est vrai qu'en France, pendant très longtemps, ils n'étaient pas du tout considérés, mais à partir des années 1990 il y a plusieurs choses qui ont changé, comme avec la sortie en 1995 de l'album Intoxicated Man de Mick Harvey (Nick Cave & The Bad Seeds, PJ Harvey), qui a fait connaître Gainsbourg aux Anglo-Saxons et, en parallèle, la publication d'un ouvrage assez important intitulé Gainsbourg sans filtre de Marie-Dominique Lelièvre. Un livre dans lequel elle était l'une des premières à dire à quel point le rôle des arrangeurs était important. Ce qui les a peut-être désinhibés eux-mêmes… car jusque-là, des gens comme Vannier ou Goraguer n'osaient jamais mentionner le nom de Gainsbourg de peur de passer pour des aigris. À la fin des années 1990, ils ont malgré tout obtenu de la Sacem qu'ils apparaissent comme cosignataires des musiques signées par Gainsbourg. Aujourd'hui, Histoire de Melody Nelson c'est « paroles de Serge Gainsbourg, musiques de Jean-Claude Vannier » et c'est pareil pour de nombreuses musiques de films qui n'avaient été créditées jusqu'ici qu'au seul nom de Gainsbourg.
- On a aussi parfois l'impression que des albums sur lesquels tu as travaillé en tant qu'arrangeur comme Cannibale de Dominique Dalcan ou le premier album éponyme de Julien Baer, de par leur sophistication, n'avaient pas été reçus par le public francophone comme ils auraient pu l'être en Angleterre. On oublie qu'à sa sortie, Histoire de Melody Nelson a été un échec commercial, alors qu'aujourd'hui il est considéré à juste titre comme un chef-d'œuvre absolu. Comment expliques-tu que ce savoir-faire soit moins bien compris en France qu'au Royaume-Uni ?
- C'est effectivement assez paradoxal de constater ce dénigrement alors qu'en France il y a eu des arrangeurs vraiment exceptionnels. Cela peut paraitre étonnant mais même quelqu'un comme Chantal Goya a sorti durant sa période « chansons pour enfants » quelques compositions assez sublimes produites par Jean-Jacques Debout et Christian Gaubert.
On parle toujours de la période sixties de Chantal Goya avec les arrangements signés par Mickey Baker et Jean Bouchéty, mais durant les années 1970 il y avait dans ces chansons un côté cabaret un peu comme si c'était le Lido pour les enfants. - Bertrand Burgalat — Bertrand Burgalat
Il y a aussi tous ces magnifiques albums de Claude Nougaro sur lesquels ont travaillé des gens comme Ivan Jullien mais aussi Jean-Claude Vannier sur l'incroyable disque Plume d'ange. Probablement qu'après l'arrivée du punk, tout ce qui semblait trop sophistiqué était mal vu et à proscrire. Du jour au lendemain, ça a mis pratiquement toute une génération d'arrangeurs et de musiciens au chômage.
- Quelle est ton approche personnelle en tant qu'arrangeur ? Est-elle celle d'un autodidacte ou as-tu suivi une formation plus classique par rapport à l'apprentissage de la musique ?
- Disons que je maitrise le solfège mais lorsque je me mets à écrire de la musique j'entends toujours d'abord des notes que je souhaite reproduire avec le plus de spontanéité possible, sauf que dès que je me mets à les écrire, ça me bloque parce que j'aimerais pouvoir les transcrire comme je les ai entendues et pas comme elle devraient apparaitre sur une portée musicale. Je veux pouvoir transmettre ce que j'ai en tête en ayant le moins de contraintes possible. Il n'empêche que quand je me mets à écrire, c'est toujours avec les codes du solfège. Sans doute qu'en transposant ce que j'ai dans la tête, je fais probablement des erreurs et que ce n'est pas toujours académique, mais j'écris les couleurs que je voudrais entendre.
Rêve capital
- Pour ce nouvel album, il y a une forme de concept qui le fait débuter la nuit pour se terminer la nuit suivante. Est-ce que cette idée de début et de fin a une incidence sur ta façon d'écrire ? Comment as-tu pensé le fil narratif de ce disque ?
- À la base, l'album, il est enfoui quelque part en moi et mon travail consiste à enlever la poussière, le surmoi et tout ce qu'on n'ose pas faire pour, au final, arriver à faire ressortir ces chansons.
Pour moi une chanson existe avant qu'on la crée, elle existe dans notre inconscient, dans notre esprit, c'est ce qu'on aimerait entendre, ce qu'on aimerait exprimer. Donc je ne me dis jamais à l'avance, « l'album va s'appeler comme ça, il va commencer ici et se terminer là » mais par contre, je me rends compte au fur et mesure que cet album qui est en train de se faire c'est un peu comme s'il se faisait à mon insu. — Bertrand Burgalat
Par exemple lorsque je compose un morceau comme « J’ai adoré cette journée » que je mets vers la fin de l'album juste avant le titre « Rêve capital », ce n'était absolument pas prémédité ou pensé en amont dans mon esprit. Pour résumer, le processus est à la fois très empirique et en même temps très réfléchi.
- Sur ce disque, on retrouve plusieurs paroliers issus d'univers assez différents, comme Blandine Rinkel, Laurent Chalumeau, Pierre Jouan, Yatta - Noël Yansané, Odile Loiret et Marie Möör. Quelle est ton approche par rapport à ces différentes collaborations, de quel ordre sont vos échanges et comment te réappropries-tu ces mots qui ne sont au départ pas les tiens ?
- Il n'y pas vraiment une seule façon de travailler sur ces textes. Parfois les textes naissent à partir de discussions à propos de sujets divers ; parfois pas du tout. Ce qui est important pour moi, c'est l'album lui-même et ce n'est pas le rapport entre l'album et moi. Je ne me pose jamais la question de savoir si un texte est raccord ou non avec ce que je suis. Je ne me considère pas vraiment comme un chanteur car, pour moi, le chant fait partie intégrante du travail de production. Une chanson que je compose pour qu'elle existe, il faut que quelqu'un·e puisse la chanter. Donc si ce n'est pas moi, qui ça va être ? Parfois je propose à d'autres personnes de l'interpréter mais s'ils/elles ne la sentent pas, alors au final c'est moi qui la chante. Quand ça m'arrive de faire des chansons pour d'autres chanteurs comme Marc Lavoine ou Christophe Willem, c'est exactement les mêmes chansons que j'aurais faites pour moi. Ma conception d'une chanson c'est qu'elle doit être très personnelle pour tendre vers une dimension universelle qui puisse dépasser ma personne. Si on raconte quelque chose de personnel c'est parce qu'on se dit que d'autres personnes peuvent ressentir ces choses-là. Quand on sait que, chaque jour, il y a 60 000 nouveaux morceaux qui sont mis en ligne sur Spotify, ça m'oblige à mettre la barre un peu plus haut pour ne pas faire dans la facilité.
Musique d'ameublement (et confinement)
- Nous nous étions déjà rencontrés au tout début du label Tricatel dans les studios de Radio Campus BXL (92.1 FM) et tu m'avais dit une chose qui m'avait marqué au sujet de l'avenir de l'écoute musicale et de son importance. Tu pensais que la musique serait certes omniprésente mais qu'elle serait aussi importante que du papier peint ! Et, effectivement, aujourd'hui on constate que la musique est partout, accessible au plus grand nombre comme en flux continu, et en même temps, elle est comme noyée dans la masse. Est-ce lié au changement de priorité des gens, à l'évolution de la culture des loisirs, qui se focalise sur d'autres éléments que la musique ?
- Effectivement il y a de cela mais ce qui a été intéressant avec cette période de confinement, c'est que cela a contraint pas mal de monde à écouter la musique plus attentivement car il n'y avait plus de musique de fond dans les lieux publics.
Faisons un peu de politique fiction, si j'avais été à la place des décideurs, j'aurais laissé les restaurants ouverts mais je leur aurais dit d'arrêter d'y passer de la musique, car ça nous oblige à parler plus fort, donc à postillonner et donc à propager le virus du Covid-19 ! Écouter de la musique mais pas en bruit de fond. Cette écoute assez irrespectueuse des œuvres a régressé pendant le confinement. — Bertrand Burgalat
- Blague à part, c'est un peu cette écoute irrespectueuse qui a favorisé le retour du vinyle, qui est clairement lié à un besoin d'une écoute plus attentive. Chaque période a ses modes dominants, son académisme et ses systématismes, c'est d'ailleurs souvent pénible mais c'est aussi cela qui génère un besoin d'autre chose. Au plus la mode dominante est un peu consternante, au plus il y aura des jeunes qui aspireront à changer les choses.
Labels
- Dans le courant des années 1980, alors que la plupart des productions musicales avaient tendance à se tourner vers des sonorités plus synthétiques et plus froides, il y avait à côté de cela des labels comme The Compact Organization et él Records fondés respectivement par Tot Taylor et Mike Alway qui faisaient de la résistance en creusant le sillon d'une forme de pop plus sophistiquée qui allait à contre-courant de la new wave ou de la cold wave. Est-ce qu'avec Tricatel c'est un peu cette filiation-là que tu revendiques ?
C'est vrai que durant la seconde moitié des années 1980, j'avais eu l'impression que la sortie de Thriller de Michael Jackson avait été une sorte de catastrophe. Pas l'album en lui-même mais ce qu'il induisait. Tout d'un coup ça a précipité tout le petit monde de la pop dans une forme de pop industrielle pas toujours des plus subtiles. Alors bien sûr, d'un autre côté il y avait des productions de très haute tenue avec Stock Aitken Waterman ou encore Trevor Horn, une sorte de pop d'inspiration sixties mais faite avec des synthétiseur,s mais en parallèle il y avait beaucoup de choses vraiment pas terribles du tout qui ont aussi fait apparaitre de belles anomalies, comme les labels que tu cites mais aussi des groupes comme Talk Talk, qui reste d'une intemporalité absolument sidérante. Il y a quelques années, un journaliste, au détour d'un article concernant un de mes albums, a évoqué les albums solos de Captain Sensible (à la base membre du groupe punk The Damned). Je ne les connaissais pas et c'est vrai qu'il y a des chansons assez géniales, quelque part entre Madness et les Beach Boys, et justement très proches des sonorités présentes sur Compact Organization et él Records.
- Si la vivacité d’une scène musicale se mesure à son impact à l’extérieur, en dehors des frontières qui l’ont vue naître, alors les années 1980 en Belgique peuvent être repensées comme un certain âge d’or. Quelques labels atypiques offraient un catalogue insolite qui était suivi avidement chez nous, mais aussi et surtout à l’étranger, pour leur choix d’artistes ainsi que pour l’identité particulière qu’ils étaient en train de se fabriquer. Crammed Discs, Les Disques du Crépuscule, Sub Rosa, ou encore Igloo, ont chacun à leur manière imposé une nouvelle vision de la production et de l’édition musicale, et contribué au décloisonnement des genres que nous connaissons aujourd’hui. Comment expliques-tu que ça se soit passé en Belgique et pas de la même manière en France ? Il y a sans doute des raisons sociales et géographiques mais y a-t-il, selon toi, d'autres raisons ?
- Je trouve ça très intéressant ce que tu dis car je pense que pendant longtemps à Paris on a été prisonniers à la fois de nos complexes vis-à-vis des Anglo-Saxons et aussi parfois de notre prétention.
C'est très fatigant pour les Belges parce qu'à chaque fois qu'un artiste français vient ici il fait l'apologie de la Belgique, on a l'impression qu'on fait un safari photo dans un zoo en disant « Ah ouais, c'est génial la Belgique ! », mais pour moi Bruxelles dès le début des années 1980 ça m'a fait rêver ! — Bertrand Burgalat
Je me souviens de Telex que j'avais vu dans une émission télé avec Marc Moulin et ça me fascinait ! Après, les labels que tu cites – Crammed Discs, Les Disques du Crépuscule – ce sont vraiment des labels qui nous faisaient rêver et quand je suis arrivé à Bruxelles au tout début des années 1990, il y avait encore ce monde-là, avec des gens comme Blaine L. Reininger et Steven Brown de Tuxedomoon, et puis Samy Birnbach de Minimal Compact. Il y avait quelque chose de tout à fait singulier qu'on ressent dans les productions musicales de Dan Lacksman de Telex ou de Marc Hollander pour Aksak Maboul. Je dis peut-être des généralités mais quand on est à Bruxelles, il y a comme un côté Mitteleuropa dans lequel on se sent plus proches de Trieste et de Copenhague que de Paris ! Cette Europe-là, on la sent plus ici qu'à Paris.
Filiations
- Ces dernières années, on observe en France et en Belgique l'émergence d'artistes comme Flavien Berger, Cabane, Forever Pavot, Satellite Jockey, Mehdi Zannad, Aquaserge, avec aussi les albums solos de Julien Gasc qui semblent tous aller vers la même tonalité musicale que celle défendue au moment du lancement de Tricatel à la fin des années 1990. Quel regard portes-tu sur cette scène ?
- Ça a été difficile pour moi de me dire que certains poursuivaient depuis quelque temps ce que nous avions tenté maladroitement de lancer il y a plus de vingt ans. Lors du concert à l'Olympia du groupe Catastrophe signé sur Tricatel, j'ai croisé les membres du groupe hollandais Altın Gün qui jouaient juste après, et leur roadie était en train de préparer la basse qu'il accordait avec des cordes à filet plat. Il y a 25 ans, je faisais pareil, sauf qu'à l'époque, il n'y a pas un bassiste qui aurait osé en utiliser. Ça ne se faisait plus du tout et les gens me prenaient pour un dingue. En le voyant faire ça, avec en plus le bon son qui va avec, je me suis dit « Mais tant mieux, c'est vachement bien ». Par esprit de contradiction ça m'a d'ailleurs tout de suite donné l'envie de faire du slap avec une basse fretless ! Mais donc, ce retour de sonorités plutôt élégantes c'est plutôt une bonne nouvelle, mais il ne faudrait pas que ça devienne un truc de bon goût et que ça se prenne trop au sérieux.
Interview : David Mennessier, Bruxelles, juin 2021
photos : (c) Tricatel / Serge Leblon