Beyrouth hantée par les fantômes de ses maisons abandonnées
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À nos yeux, Habitats abandonnés de Beyrouth est une exposition exemplaire.
Présentée dans les murs d’une maison elle-même délaissée et malmenée (au début des années 2000, avant que le bâtiment, grâce à la Fondation Boghossian, ne retrouve son lustre d’antan), l’exposition s’avère riche et inspirante, simultanément précise et très ouverte, rigoureuse et mystérieuse. La proposition, très perécienne (par l’attention aux lieux et le plaisir de l’inventaire), est à la fois assez modeste pour ne pas assommer le visiteur et assez fournie pour le nourrir de multiples idées, pistes et pensées qui le hanteront longtemps après la fin de sa visite.
Présentation du projet par Gregory Buchakjian
Il est particulièrement agréable d’entendre Gregory Buchakjian parler de son projet, tant, dans son discours généreux et posé, transparaît la passion qui l’anime.
À l’automne 2009, historien de l’art et artiste, il entame « de manière émotionnelle et intuitive » un travail consacré à un patrimoine en voie de disparition – les maisons délaissées et promises à la démolition à Beyrouth – qui le mènera d’une part à une thèse de doctorat et d’autre part à une série de déclinaisons artistiques.
Depuis plus de trente ans, la capitale libanaise connaît une spéculation immobilière folle, jamais détachée de la corruption endémique dans laquelle baignent les classes dirigeantes du pays. Les habitants des maisons sont chassés hors de la ville, les maisons elles-mêmes sont détruites pour faire place à des tours de logements de très grand luxe.
Essentiellement actif dans le champ de la photographie au début d’un projet dont il n’imagine pas à l’époque qu’il va l’occuper pendant presque dix ans, Gregory Buchakjian pressent cependant déjà alors l’imminence d’une crise. Quelques années plus tard, la demande en logements de luxe s’effondre, la bulle spéculative de l’immobilier éclate et participe à plonger l’économie locale dans une crise financière aiguë. Pour reprendre les mots de l’artiste, « on n’était plus au bord du gouffre, mais on s’enfonçait de plus en plus dans ce gouffre. »
Animé au début du projet par une « soif presque maladive de photographier », Gregory Buchakjian recense environ 750 bâtiments, qu’il découvre lui-même ou de fil en aiguille, de rencontre en rencontre (avec des habitants, des gardiens d’immeubles, des policiers, des quidams dans la rue, etc.). Il est ensuite rejoint par Valérie Cachard, amie écrivaine, avec qui il collecte des documents dans les décombres. La démarche de leur binôme se démultiplie : récolter, inventorier, cartographier se rajoutent au geste initial de photographier.
De 2009 à 2012, une quantité énorme de matériel est amassée, sans que Gregory Buchakjian et Valérie Cachard ne sachent alors exactement où cela les mènera. En 2016, le premier défend sa thèse de doctorat (Habitats abandonnés de Beyrouth. Guerres et mutations de l'espace urbain : 1860-2015) mais ne s’arrête pas là et décide en parallèle de rendre ce travail public au-delà du champ de la recherche et du public universitaire. Un ouvrage – qui n’est pas juste un catalogue, mais qui raconte une histoire – est publié ; une première exposition – qui rend compte de toute la documentation patiemment accumulée – est organisée. Les démarches artistiques et de recherche se croisent.
L’exposition à la Fondation Boghossian
L’exposition occupe particulièrement bien l’espace du sous-sol de la Villa Empain et s’articule en trois espaces, tirant parti de leurs contrastes en tailles et en formes (petites pièces rectangulaires, grand espace à recoins) pour présenter trois angles d’approches, à la fois variés et complémentaires, de ce projet au long cours.
La première salle présente une frise de cent maisons en deux photos de petit format pour chacune d’entre elles, selon une démarche d’archivage très systématique : une photo de la façade, une photo de leur hall central. Les cent maisons sont présentées dans l’ordre chronologique de leur construction, d’avant le XIXe siècle à la fin du XXe siècle. Au moment de leur visite, certaines étaient encore presque habitables, d’autres quasiment en ruines. Aujourd’hui, quelques années plus tard, une petite trentaine d’entre elles ont été détruites.
Plongée dans la pénombre, la grande salle centrale, avec ses quelques coins et recoins, propose une approche plus poétique et artistique des lieux, un ancrage – tout à fait convaincant – du projet dans la photographie plasticienne. En clairs-obscurs, dans une déclinaison de tons souvent sombres (de bruns, d’ocres, d’orangés, de verts, etc.), baignés dans une lumière parcimonieusement diffuse ou percés de trouées de lumière naturelle très directionnelle, une dizaine de tableaux photographiques de différents formats repeuple, le temps d’une performance photographique éphémère, ces espaces abandonnés d’une présence humaine. De corps de femmes en l’occurrence.
J’avais d’abord pensé me photographier moi-même, mais c’était compliqué. Photographier des hommes dans ces lieux amenait une perception trop guerrière des photos. Même s’il y a aussi eu des femmes combattantes dans la guerre du Liban, les photographier, elles, dans ces mêmes espaces, n’amenait pas cette lecture-là. — Gregory Buchakjian
Dans une autre partie de la seconde salle, est projetée une très belle vidéo performative de dix minutes de Malek Hosni. Les pieds nus sur le sol d’une salle de danse, mais les mains munies de ces gants blancs qu’on utilise pour manipuler les œuvres dans le milieu de l’art, Valérie Cachard et Gregory Buchakjian disposent au sol des dizaines d’artefacts trouvés au cours de leurs expéditions de collectage : des photos de familles, des cartes postales, des lettres, un passeport, une ceinture de munitions, une VHS pornographique, des dentelles, une publicité pour les montres, etc. Lorsque cet assemblage est ensuite filmé au ras du sol ou dans un plan surplombant, vu du haut, comme d’avion, c’est comme le paysage ou le plan d’une ville qui se dessine devant nos yeux.
Les hommes sont tous cons, ils ne pensent qu’à faire pan-pan — extrait d’une lettre trouvée et lue dans la vidéo
Enfin, la troisième salle se focalise sur une seule maison, la maison dite du « Wâli », dans le quartier de Kantari : un lieu à l’histoire très chargée (assassinat d’Al Abboud en 1953, la bataille de Kantari en 1975, la tentative d’assassinat de Walid Joumblatt en 1982, les funérailles de Takieddine el-Solh en 1988, l’enlèvement et le meurtre de Mohammad Cherri en 2014).
L’exposition propose à la fois une fresque chronologique de documents iconographiques liés à l’histoire de la maison, deux grandes photographies prises à trente ans d’intervalle (l’une par Gregory Buchakjian en 2016, l’autre par le fameux photographe libanais Fouad Elkourry en 1984) et une vitrine de « fantômes de fantômes » : des décalques au Rotring et sur papier d’architecte d’objets retrouvés dans ses murs (des formulaires administratifs, le motif floral d’un tissu ou d’un papier peint, la pochette d’un LP de ragas de Ustad Sharif Khan Poonchwala, etc.).
Lorsque, le 13 novembre 2019, la veille de son ouverture au public, Gregory Buchakjian présente l’exposition bruxelloise, le Liban est secoué de remous politiques et Beyrouth connait, depuis le 18 octobre, de grandes manifestations de protestation. La veille, le 12 novembre, le président de la République a déclaré aux manifestants et opposants « Si ça ne vous plaît pas, partez ! Émigrez ! ». Gregory Buchakjian avoue être physiquement à Bruxelles mais mentalement à Beyrouth. À la fin de la frise chronologique de la dernière salle, à côté de tous les cartels imprimés, prévus de longue date, il a rajouté à la main, à la craie rouge « XI – 17.10.2019 - #RÉVOLUTION ».
Philippe Delvosalle
Gregory Buchakjian : Habitats abandonnés de Beyrouth
Jusqu’au dimanche 5 janvier 2020
Fondation Boghossian
Villa Empain
67 avenue Franklin Roosevelt
1050 Bruxelles