« Bigger Than Us » : entretien avec Flore Vasseur, documentariste
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> PointCulture : Pourriez-vous vous présenter succinctement en tant que réalisatrice de films documentaires, mais également en tant qu’autrice et militante ?
> Flore Vasseur : Je suis effectivement écrivaine, journaliste et réalisatrice. Je me suis mis à l’écriture en 2006. Je n’étais pourtant pas partie pour faire ça, étant plutôt formée pour travailler dans le monde des affaires. J’ai bifurqué le 11 septembre, alors que j’étais à New York. Ce jour là, j’ai décidé d’arrêter de servir ce qui était en train de nous attaquer. Depuis, j’essaie de comprendre ce qui nous arrive donc j’écris des romans qui tentent de décrire l’effondrement qu’on a devant nous, ou en nous. J’essaie de mettre en lumière des personnes qui proposent d’autres mondes, comme des lanceurs d’alerte ou des activistes. Bigger Than Us, c’est là où j’en suis dans cette réflexion. Après avoir énormément essayé de convaincre les adultes, je veux essayer d’entendre et de relayer le message de la jeune génération.
« A titre personnel, je m’autorise tout, je ne cherche jamais à savoir si une limite m’est fixée ou non, ma propre limite est le respect que je porte à l’idée que je sers. » — Flore Vasseur
> PC : Ces vingt dernières années, les films documentaires se focalisant sur des alternatives de société, le plus souvent ancrées dans un territoire, se multiplient : sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer Volem rien foutre al pais (Pierre Carles, 2007), Une douce révolte (Manuel Poutte, 2014), Demain (Mélanie Laurent, Cyril Dion, 2015), Nul homme n’est une île (Dominique Marchais, 2017), … Comment situez-vous Bigger Than Us en regard d’un tel corpus ?
> F.V. > D’abord, je suis hyper reconnaissante que ce film puisse exister, d’avoir pu ouvrir la discussion, des brèches dans l’industrie cinématographique qui n’est pas très friande de documentaires en général et encore moins de documentaires engagés, sans têtes d’affiche… Au-delà de ça, j’ai vraiment ressenti le besoin de raconter quelque chose d’autre, je n’en peux plus de ces documentaires qui interrogent toujours les mêmes experts avec les mêmes questions, le même point de vue. C’est exactement pour ça que dans Bigger Than Us, il n’y a pas un adulte, hormis une cheffe dans le fin fond du Malawi qui a un peu un rôle de « Maitre Yoda ». Je pense qu’il y’a un vrai point de vue d’auteur et de production qui cherche à dire « Ça suffit, retournons le problème ». Je suis très fier que les clés de lecture des enjeux qu’on traverse soient données par un jeune de 19 ans au Colorado et une agricultrice de 24 ans en Ouganda.
> PC : Vous disiez que l’industrie du cinéma n’est pas friande de documentaires engagés. Dans votre précédent film, Meeting Snowden, Edward Snowden suggère que ce qui est considéré comme sérieux, qui peut être discuté sans être immédiatement discrédité, relève strictement d’une prescription institutionnelle. En tant que documentariste, quel degré de subversion vous autorisez-vous dans la réalisation d’un film tel que Bigger Than Us ? Est-ce que se focaliser sur le micro-social est un moyen détourné de remettre en cause le capitalisme sans attaquer frontalement ses fondements ?
F.V. : Personnellement, je pense que le film s’y attaque, ce qui est à l’origine de tous nos dysfonctionnements est nommé : le capitalisme, le patriarcat et la suprématie blanche. Mais je ne voulais pas faire un film uniquement là-dessus. Je montre que tous les dysfonctionnements auxquels ces jeunes sont confrontés sont liés. Tous les documentaires engagés parlent de la même chose et, encore une fois, je n’avais pas envie de faire ce qui a déjà été fait. L’objectif du documentaire engagé est qu’il amène la conversation un peu plus loin. C’est du Snowden : poser sa brique pour que quelqu’un y pose la sienne à son tour. Pour avoir beaucoup dénoncé le système – tous mes livres sont sur cette ligne –, je me rends compte que ça ne sert à rien, au contraire, comme dans Black Panther, vous nourrissez la bête, vous lui donnez de l’énergie, qu’elle soit négative ou positive. Ça ne sert à rien de l’attaquer puisque le capitalisme se nourrit de sa critique. J’ai préféré raconter une autre histoire sur la façon dont certains se détournent du système, voire en sortent complètement pour vivre autre chose. Ceux-ci proposent des initiatives « micro-sociales » qui partent de l’ultra-personnel et se transforment parfois en quelque chose de majeur.
Cela dit, vous avez raison quand vous dîtes que ce dont on peut parler est défini par une superstructure : en France, en ce moment, on ne parle que d’Éric Zemmour, c’est l’idiot utile de l’affaire. C’est clair que les espaces de liberté sont rares mais, à titre personnel, je m’autorise tout, je ne cherche jamais à savoir si une limite m’est fixée ou non, ma propre limite est le respect que je porte à l’idée que je sers.
« L’exercice du documentaire, c’est celui de la preuve. Il faut que j’ai des choses concrètes à montrer donc j’ai privilégié tous ceux qui ont un impact mesurable, visible à l’écran. » — Flore Vasseur
> PC : Dans le contexte particulier du Malawi, Memory Banda – qui lutte contre le mariage précoce des adolescentes – a obtenu du Parlement que soit voté, selon un processus démocratique impliquant des représentants élus, un amendement à la Constitution en vue de faire passer l’âge légal de 15 à 18 ans. De manière générale, dans quelle mesure tous ces jeunes activistes œuvrent-ils à ce que les institutions s’emparent des préoccupations liées à leurs initiatives individuelles et localisées ?
> F.V. : Je pense que leur urgence absolue est que leur communauté immédiate parvienne à survivre. Que leur action soit relayée ou non par la suite, c’est au petit bonheur la chance. Je ne pense pas du tout que ça fasse partie de leurs intentions à la base. C’est ce qui est beau d’ailleurs, ils partent des tripes, du cœur et deviennent les véritables experts de leur sujet. Une parole authentique, dans une société qui fonctionne, elle perce. Memory, c’est une belle leçon de démocratie au Malawi. C’est clair qu’il y’a des allers-retours entre la société civile et les institutions mais tant que la population ne bouge pas, le système n’a aucun intérêt à modifier les lois. C’est quand les gens manifestent un vrai désir de changement que, tout à coup, les institutions s’emparent des problématiques et en font quelque chose. Malheureusement, ça vient rarement du haut vers le bas. En tout cas, cette dynamique ne fonctionne plus, si elle a jamais fonctionné.
> PC : L’impression que peut donner le film, notamment dans le cas de Memory, c’est qu’on a affaire à une « superwoman » qui, à elle seule, réussit à fédérer tout le monde autour de sa cause. Mais j’imagine que c’est plus compliqué que ça : il est plus probable que ses idées se soient répandues comme une trainée de poudre parmi les femmes directement concernées par le sujet, ce qui permet de souder une communauté autour de revendications communes pour les faire remonter à l’échelon politique.
> F.V. : Tout à fait, c’est ce que dit Melati Wijsen au début du film : c’est l’histoire d’une personne qui a une idée et qui en parle à une autre, qui en parle à une autre, etc. C’est la principale chose à comprendre, ça passe par une conversation, par une inspiration qui se propage et, à la fin, ça donne un mouvement possible car il y’a une base, des foyers allumés un petit peu partout. C’est comme ça que des changements adviennent !
> PC : Pouvez-vous retracer le cheminement qui a mené à la formation du casting dans son ensemble en partant de vos premiers échanges avec Melati Wijsen, fondatrice de Bye Bye Plastic Bag ?
> F.V. : L’aventure a commencé en 2016, quand mon fils me dit « Maman, ça veut dire quoi La planète va mourir ? ». Alors que j’ai travaillé sur la corruption, la finance, etc., je me rends compte que je suis incapable d’expliquer à mon fils ce qui va lui arriver. Je devais trouver un moyen de lui faire un film. Au même moment, je croise la route de Melati avec qui je fais un premier documentaire pour Arte. C’est en la rencontrant que je me rends compte que quelque chose est en train de se passer parmi cette jeunesse qui n’attend personne, qui ne culpabilise personne mais qui simplement se lève et agit. Melati m’a parue à la fois très forte, campée, solide mais aussi très seule, comme tout activiste, lanceur d’alerte. Cela m’a donné l’idée de la pousser à rencontrer sa tribu tout autour du monde.
On s’est dit qu’on ne ferait pas un film exclusivement autour de l’environnement : on a eu envie d’essayer de montrer que tout ce qui nous arrive est lié. On a consulté les dix-sept objectifs du millénaire et, parmi ceux-ci, on a retenu ceux qui engagent la vie et la mort. C’est là que le casting s’est mis en route, c’est-à-dire qu’on a récolté des centaines de profils et écarté tous ceux qui étaient dans le discours ou l’incantation. L’exercice du documentaire, c’est celui de la preuve. Il faut que j’ai des choses concrètes à montrer donc j’ai privilégié tous ceux qui ont un impact mesurable, visible à l’écran. Aussi, 80% de la jeunesse mondiale vit en dehors de l’Occident et j’avais envie que le film soit représentatif de cette réalité !
Propos recueillis par Simon Delwart
Crédits images : Cinéart
Agenda des projections :
Sortie en Belgique le 29 septembre 2021.
Bruxelles : Aventure, Le Stockel, Vendôme
Brabant wallon : L’étoile, Ciné Centre
Hainaut : Quai 10
Liège : Le Parc, Sauvenière
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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