Céline Lafontaine : frais et beaux, les bio-objets !?
Sommaire
Introduction : la promesse
Nous sommes nombreux à croire, en fonction de ce que nous en avons capté dans les médias mainstream, sans trop creuser l’information "événementialisée", que toutes les techniques de greffes de peau à partir de cellules cultivées in vitro, de congélation d’ovocytes en vue de procréation ultérieure, de fabrication d’organes par imprimante 3D, sont déjà opérationnelles ou presque. Ces annonces font naître tellement d’espoirs que des particuliers contactent des laboratoires réputés pour leur investissement dans la bio-ingénierie, exposent leur besoin urgent d’être soignés selon les techniques « dernier cri » et se proposent comme patients-tests. Proposer son corps à l’expérimentation bio-médicale devient, pour certains, presque banal, si cela offre une chance de résoudre des problèmes de santé insolubles, de faire reculer l’âge du déclin. Le dernier livre de Céline Lafontaine, qui étudie de près ces questions depuis de nombreuses années, enquête sur la face cachée de ces promesses. Et l’on découvre que le gap entre la croyance et la réalité est énorme. La mise en avant des prouesses fascinantes de la recherche sur un ton de « ça y est, on a trouvé », recouvre en fait un état des lieux beaucoup plus bricolé et tâtonnant qu’on veut bien nous le dire. Pourquoi ?
La promesse devient économie
La distanciation entre la réalité, avec ses limitations et ses finitudes indépassables, et le fantasme de solutions nées d’une maîtrise renforcée des mécanismes du vivant, s’inscrit dans une économie de la promesse qui ne concerne pas que les biotechnologies. De quoi s’agit-il ? Capitaliser les désirs qu’éveillent des perspectives présentées comme alléchantes de manière à les rendre inévitables. Fondamentalement, c’est une stratégie qui consiste à orienter les logiques d’investissements pour le futur tout en mettant en place, de façon anticipée, les dispositifs qui capteront au mieux les retours sur investissements, si possible à court et moyen terme. Comment ça fonctionne ? En développant, par une rhétorique intrusive, un imaginaire collectif favorable au marché que l’on propose de développer. Habiller un intérêt privé (« entrepreneurial ») des atours d’un intérêt commun. En l’occurrence,
faire miroiter les potentiels « magiques » de la bio-industrie : guérir des maladies jusqu’ici incurables, réparer les corps comme jamais, prolonger la vie en bonne santé au-delà des espérances normales, modifier notre dépendance à la mortalité, remplacer des organes défectueux aussi simplement qu’une pièce dans un moteur de voiture…
Cela revient à implanter, dans le plus de cerveaux possibles, « la projection futuriste dans un imaginaire sociotechnique », en recourant aux bons sentiments de tous : comment s’opposer à la guérison, aux greffes d’organes artificiels, au report de l’échéance finale de la vie humaine ? Le bon sens trouvera insensé de refuser ce qu’ainsi la science promet de réparer et régénérer. La bio-ingénierie promet ni plus ni moins de sauver des vies, d’apporter des remèdes miracles à des êtres qui se sentent condamnés, de concrétiser un très vieux rêve de l’humanité.
Éthique, démocratie et bio-industrie
À partir de ce bon sens, les promesses de la bio-médecine sont naturalisées, évidentes, devenues tellement naturelles qu’il est de plus en plus difficile de les questionner et les mettre en cause. Les débats éthiques qu’elles soulèvent sont biaisés étant donné que tout est déjà en train de se faire, que la production de bio-objets et leur exploitation sont présentées comme déjà standardisées, imminentes, avec tous les caractères de l’inévitabilité, d’un progrès qu’il serait suicidaire de vouloir arrêter. Et qui représente beaucoup d’argent, déjà englouti et à venir. À l’éthique de s’adapter, de trouver les consensus. Les bio-objets déjà testés dans des laboratoires privés sont des entités du futur, comme si le futur était déjà parmi nous, impossible à rejeter, et ces avancées imposent leur « logique d’anticipation à partir de laquelle on oriente les actions présentes. En tant que tels, ils participent à la réalisation d’une vision projetée du futur à travers la mobilisation du temps présent. »
C’est une dynamique qui court-circuite toute une série de processus démocratiques de controverse sur les choix à effectuer en termes de manipulation du vivant, de définition de la santé et d’industrialisation des ressources biologiques de tout un chacun, de la vision du corps individuel comme d’un capital à rentabiliser.
Un marché, des inégalités
De grandes entreprises encouragent et prennent en charge le prélèvement et la conservation d’ovocyte de leur personnel féminin. L’idée étant de pouvoir se consacrer à sa carrière le plus librement possible et de postposer le moment de procréer. Des systèmes d’assurance proposent de prélever des cellules souches dans le cordon ombilical, lors de l’accouchement, et de les conserver au cas où elles pourraient servir à soigner des pathologies futures de l’enfant en train de naître. Les femmes américaines de la classe moyenne sont invitées, par voie publicitaire, à confier à des bio-banques la conservation des cellules souches de leur sang menstruel, au cas où, un jour, elles pourraient servir à des fins de rajeunissement. La plupart de ces traitements ne sont pas anodins, ils comportent des risques et ils coûtent très cher, outre que ce qu’ils présentent comme assurés est loin d’être opérationnel et couronné de succès à coup sûr. Ils renforcent, aussi, de grandes disparités sociales : tout le monde n’est pas égal devant les promesses de la bio-médicalisation et sa « privatisation de la santé » où « seules les personnes ayant investi dans leur capital biologique pourraient bénéficier d’éventuels traitements ». La médecine est personnalisée proportionnellement aux moyens financiers de chacun·e.
Chercheurs et bio-marketing
Alors que les applications miraculeuses de la bio-ingénierie sont, en fait, toujours dans les limbes, les expérimentations et le bio-marketing qui les présente comme inéluctablement proches engendrent déjà de « nouvelles formes d’identités et d’affects » ainsi que « l’édification de futurs rapports sociaux déjà bien réels, notamment à travers le marché globalisé des bio-objets reproductifs. » Tous les discours promotionnels sur la bio-impression, proches de l’inspiration transhumaniste, ont vocation à généraliser une conception mécaniste de l’organisme. Cela facilitera d’autant mieux l’implantation et l’expansion du marché des organes naturels-artificiels. Il faut préparer les esprits. Les réalisations de la bio-impression sont à ce jour, en fait, plutôt très médiocres.
Si les chercheurs sont de plus en plus enthousiastes face aux capacités de leurs bio-imprimantes 3D, ils n’en restent pas moins lucides quant à leurs capacités, au point de faire dire à plus d’un : « La machine fonctionne très bien, ce sont les cellules qui ne fonctionnent pas ».
Ils déplorent les interventions des agents de promotion qui « vendent, survendent des choses qui sont intenables : en tout cas, pas avant des dizaines d’années ».
Le rôle des médias et de la vulgarisation
Céline Lafontaine aide à y voir clair dans les différentes promesses de la bio-médicalisation. Elle objective l’état des connaissances et des savoir-faire. Elle déconstruit les discours qui fabriquent déjà nos futurs. Elle aide à déterminer en connaissance de cause quels bio-citoyens nous voulons être ! Elle pose ainsi les repères nécessaires à pratiquer une « éducation aux médias » à propos de ce qu’ils véhiculent sur ces problématiques de santé : « Les discours médiatiques sont en effet très nettement centrés sur l’impression d’organes et de tissus humains, et tendent à minimiser, parfois même à passer sous silence les obstacles technologiques et biologiques bien réels auxquels les chercheurs sont confrontés au quotidien. La projection futuriste des applications possibles de la bio-impression que l’on retrouve dans les discours de vulgarisation et de promotion promulgués pas les médias et les grandes entreprises du domaine se situe principalement dans l’horizon de la médecine personnalisée et de la médecine régénératrice. Malgré le fait que la possibilité d’imprimer des organes humains viables à des fins de transplantation en soit encore au stade virtuel, certaines sociétés et centres de recherche soutiennent qu’une véritable révolution dans le domaine de la transplantation est d’ores et déjà envisageable. »
Conclusion
Les pertes de contrôle sont nombreuses dans l’histoire de la manipulation industrielle du vivant : par exemple les OGM, la résistance aux antibiotiques… À l’heure des problématiques posées par le Capitalocène, de la « casse de nos milieux de vie » (Yves Citton) qui confronte le monde à une incroyable pandémie, « le réductionnisme technoscientifique sur lequel repose la civilisation in vitro » est-il bien ce qu’il faut continuer à promettre, la voie sur laquelle engager notre modèle culturel de société ?
Pierre Hemptinne
Référence : Céline Lafontaine, « Bio-objets. Les nouvelles frontières du vivant », Seuil, 2021
Bibliographie de Céline Lafontaine disponible en bibliothèque
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