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Black Clouds (Fabrice Murgia): nuages sombres sur le numérique

Black Clouds (Fabrice Murgia) - photo Andréa Daniel

internet, hacking, Afrique, numérique, théâtre, Nord/Sud, post-colonialisme, Fabrice Murgia, compagnie Artara

publié le par Pierre Hemptinne

Le monde selon les Gafa, arnaque sentimentale sur le Net, apothéose d’un pionnier transhumaniste, éloge d’un hackeur martyr, fracture technologique entre Nord et Sud, Fabrice Murgia endosse le rôle de lanceur d’alerte théâtral.

Le dispositif scénique est en soi une écriture, une prise de position sur la manière dont les technologies envahissent et façonnent le mental. Il joue habilement des différentes formes d’images et de présentation du réel : des images projetées, archives ou fictions, des actions d’acteurs live montrées simultanément sur grand écran, des scènes jouées dans des sortes de cages lumineuses comme les fenêtres d’appartements perdus dans les ténèbres, des intrusions sonores dont la force immanente brouille parfois la perception qu’a le spectateur de la place qu’il occupe (par exemple des acclamations télévisuelles comme venant de la salle), des cadres minimalistes et aveuglants qui apparaissent et disparaissent comme l’éclair ou la foudre, figurant des portes magiques ou maléfiques entre mondes cachés et obscurs. Des interfaces radicales. Des passages codés.

Le fil narratif s’amorce autour des rapports de force que les technologies inscrivent dans le corps social, sans contrôle, sans examen démocratique d’aucune sorte. Ça démarre avec la voix d’une mère qui raconte la vie de son fils, Aaron Swartz, harcelé par le FBI pour son activisme en tant que hackeur au service d’un Internet émancipateur et démocratique, et qui se pend à 26 ans pour échapper à son procès. On enchaîne avec un parallèle entre deux tribunes, celle de Steve Jobs annonçant la conquête du monde par l’ordinateur, et celle d’un africain aux Nations unies dénonçant les laissés pour compte du post-colonialisme. Le fonds de la scène, plongée dans le noir est animée de cases, de scènes, de morceaux de vie, des chambres isolées, où se trament les destins des individus, seuls avec eux-mêmes, mais connectés. La distinction entre les personnages physiquement présents et leurs avatars est trouble. À l’avant de la scène, un dépotoir, quelques indices d’une société de consommation déglinguée. C’est un peu bateau, mais ça rappelle surtout que la société numérique, soi-disant immatérielle, génère beaucoup de déchets industriels mais déclasse aussi une grande partie de l’humanité qui n’a plus que les poubelles pour survivre.

À partir de cette trame, deux récits principaux s’enchevêtrent et forment un patchwork un peu décousu On zappe d’une séquence à l’autre, l’attention est morcelée, butine. D’une part, un focus sur une arnaque africaine, de type sentimentale, via Internet. On connaît le principe de ces escrocs appelés « brouteurs » qui appliquent à la communication à distance les techniques des naufrageurs du passé : attirer un (ou une) navigateur de la toile dans un traquenard pour le piller. Ici, une femme blanche est draguée par un correspondant qui peu à peu lui fait croire à une potentielle histoire d’amour sérieuse. Et elle s’embarque, débarque en Afrique et découvre avec surprise que son contact est vraiment noir. Il lui sort le grand jeu pour finalement l’abandonner et l’arnaquer de tout son fric au nom d’une revanche à prendre sur les colonisateurs, manière d’encaisser une part des réparations qui ne viennent pas. À la question de « comment peut-on se laisser avoir ainsi ? », les spécialistes en criminalité du Web répliquent que ça tombe souvent sur des personnes vulnérables et qu’Internet est un cadre qui rend crédibles pas mal d’histoires. D’autre part, un adepte du transhumanisme raconte son enfance, sa rencontre bouleversante et décisive avec E.T. Il explique les tenants et aboutissants de son œuvre : enregistrer tous les paramètres de son organisme, tous ses souvenirs, toutes ses émotions, les transférer dans un robot qui saura gérer cette masse énorme d’informations pour s’autonomiser, entendre, répondre aux questions et situations et, de la sorte, atteindre l’immortalité. Le tout dans une veine tragicomique appuyée.

Et toujours, aux devants de la scène, la patronne des enfers, la gestionnaire de la décharge, observe, commente et raconte la vie des différentes acteurs. Elle relate aussi le quotidien du petit peuple qui fouille les déchets, récupèrent les matériaux et en font commerce. Là où même l’organisme humain est matière première, traqué, découpé, revendu par morceaux. C’est cela le monde des Black Clouds à mille lieues d’une supposée pureté de la dématérialisation. Selon une dramaturgie un peu manichéenne, la pièce montre combien ce qui se trame via la Toile peut déraper, détruire des vies, accentuer les inégalités localement et surtout, mondialement. Si l’écriture scénique et technique est remarquable, il y a plus de flottement au niveau des discours et de la langue qui n’évite pas les formules caricaturales (les transhumanistes sont bien plus redoutables que le personnage pathétique qui migre dans un robot enfantin). Il n’est pas toujours évident d’y déceler une analyse claire et un message sans ambigüité. Mais sans doute cela donne-t-il la sensation d’un raz-de-marée technologique qui traverse et transforme la planète. Sans qu’il existe encore assez de recul pour comprendre vraiment ce qui se passe. Ce qui devrait suffire à lancer l’alerte. Pour remédier à ce flou et apporter du contenu, Mars (Mons arts de la scène) accompagnait la pièce de Fabrice Murgia de conférences et débats.

Pierre Hemptinne

Black Clouds
de Fabrice Murgia et de compagnie Artara
Avec Valérie Bauchau, Fatou Hane, El Hadji Abdou Rahmane Ndiaye, François Sauveur.


Grand théâtre national de Dakar (Sénégal)
les 12 et 13 mai 2017


PointCulture aussi vous suggère quelques supports pour approfondir ces questions :

-     - son cycle de conférences « Pour un numérique humain et critique »

Deux livres/dossiers édités en lien avec ce cycle de conférences :

-     - dans la Revue nouvelle

-     - Neuf essentiels « Pour un numérique humain et critique », édité par Culture & Démocratie

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