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Brassens, à la mort, à la vie

Brassens, campus UCL Louvain-La-Neuve.jpg
Il aurait eu 100 ans, ok. Brassens aujourd’hui est-ce qu’en font ceux et celles qui l’écoutent. Est-il actuel ? Comment sonnent ses chansons ? Et s’il était précurseur du care et de l’écopoétique ?

Sommaire

Brassens dans l’ADN

Je ne suis pas un exégète de Brassens, je ne corresponds pas plus à la typologie du fan qui connaît toutes les paroles par cœur, tous les documents et détails de sa vie. Je ne suis pas intéressé par les exercices de sanctification ! Mais j’ai du Brassens en tête depuis plus de cinquante ans, avec des éclipses, des oublis, des retrouvailles. Des sonorités, formules, vers, images et postures qui ont parties intégrantes de mon écosystème culturel/spirituel, que je le veuille ou non. Ce ne sont pas des reliques, ni des objets de culte, mais des composantes devenues incontournables avec le temps, qui s’agrègent à d’autres composantes, et qui m’aident à trouver et maintenir un peu de consistance au fil des jours, des expériences, des joies et des douleurs. Elles sont activées, puis s’engloutissent, refont surface au gré des humeurs, ruminations intérieures et incidences du contexte.

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Brassens, Auprès de mon arbre

Deux chansons fées

Mes premiers souvenirs émotionnels liés à Brassens datent de l’enfance et ont des connotations très précises même si à l’époque elles ne devaient m’impressionner que de façon relativement diffuse. Des chansons – à la manière des fées qui se penchent sur un berceau – m’ont doté d’intuitions qui ont façonné ma sensibilité en désignant des lumières vers lesquelles se diriger. Mais, ni plus ni moins que d’autres musiques constituant la petite discographie familiale : des Nocturnes de Chopin, des chansons de Bourvil, le récital d’un baryton d’opérette, Carmina Burana, des musiques de Gilles (magnifique vinyle jaune)… Ni plus ni moins, mais différemment. Quelles sont ces lumières ? En premier lieu, l’attention aux choses qui forment notre environnement : on ne vit pas près d’un arbre, ni sous un arbre, mais avec un arbre. C’est ainsi que je sublimais dans mon imagination d’enfant ce que raconte « Auprès de mon arbre ». Et aujourd’hui, avec l’émergence de l’écopoésie et la nécessité de narrations ne situant plus l’humain au centre du vivant, cela prend des accents prémonitoires. Puis, surtout, en second lieu, il y avait l’invitation à la bienveillance, au souci de l’autre, à l’empathie avec les plus fragiles et défavorisés, l’importance du soin et de l’entraide plutôt que la soumission à la loi de la jungle et de la compétition. C’est toute la luminosité rayonnante de « L’Auvergnat ». Et plus notre société s’est enfoncée dans l’individualisme néolibéral, la rivalité, la compétitivité, l’idéologie de « l’homme est un loup plus l’homme », plus « L’Auvergnat » devient un hymne intime de résistance. C’est un bel exemple de contexte dont l’impact négatif réactualise une chanson entendue dans l’enfance et qui, sans cela, pourrait n’être plus qu’un souvenir vague. C’est une démonstration de ce qui fait que certaines chansons, selon certaines trajectoires de vie, ne vieillissent pas, restent d’actualité. J’allais découvrir plus tard, en explorant plus systématiquement la discographie de Brassens grâce à la Médiathèque, (en 1973) que ces deux lumières sont cultivées, enrichies, diversifiées, tout au long de son répertoire, balises d’une ligne de conduite. La valeur du vivant, chez Brassens, est cotée très haut et défendue contre toute entropie et connerie mortifère. « Mourir pour des idées », écouté à l’adolescence, allait m’en donner la révélation fulgurante. Chanter du côté du vivant. C’est aussi le sens de la vie qui prime dans la balade des « Quatre Bacheliers » lorsque le quatrième père, venant chercher son fils au commissariat, plutôt que de l’engueuler comme les autres, s’enquiert auprès de son fils « ça va, tu n’as pas froid ? ». Le « care », tendance justifiée et un peu mise à toutes les sauces aujourd’hui, est un fil rouge qui traverse l’œuvre de Brassens.

Plan-plan, trois accords

De la part des personnes insensibles au style Brassens, j’ai souvent entendu dire, “oh, toujours la même chose, c’est plan-plan, trois accords, toujours le même rythme, c’est monotone ». Peu m’importe ici de rappeler la diversité, la nuance, la complexité, la dextérité des rythmes, cadences et humeurs. Ce qui m’intéresse, au contraire, est de prendre en compte, précisément, un certain « toujours le même », une constance, et d’en évoquer la rigueur voire la radicalité. Le « rythme Brassens ». Pas celui de ses chansons prises individuellement mais une certaine pulsation sous-jacente. Régulière. Une sorte de basse continue, ligne de conduite fiable. C’est, en quelque sorte, examiner par là son rapport au temps, au déroulé du quotidien tel qu’il l’éprouve (et s’en trouve éprouvé). Là, se fait jour, au fil des années et des chansons, quelque chose de permanent, quelque chose qui dure, un repère. Et c’est peut-être à partir de là et de ça – qui est latent, non explicite - que je trouverais pertinent d’aborder la question de l’engagement. Alors, soyons clairs, Brassens n’est plus engagé, il est mort, l’état le plus dégagé qui soit. Mais est-ce que ses chansons, métabolisées par ceux et celles qui en retiennent quelque chose, contribuent à soutenir des formes d’engagement actuelles ? Il suffit de mettre en perspective cet effet de permanence dans la trajectoire Brassens avec l’organisation systématique de l’impermanence, du changement et du jetable comme règle de conduite et mode d’existence préconisé par le néo-libéralisme et le consumérisme. Un système qui a inventé la planète jetable au fil de la destruction de nos lieux de vie. Rappelons le contexte actuel, très différent de celui de Brassens, et dans lequel il nous est permis de nous confronter à la temporalité Brassens grâce aux enregistrements : « Il est de l’essence du capitalisme et de son up-date permanent d’accumuler les drops-out. Pour vendre des objets nouveaux, il hâte les obsolescences. Il promeut l’impermanence et proscrit ce qui prend du temps : l’attention, l’apprentissage, l’apprivoisement, l’entretien des choses.(…) Le travail secret du capitalisme est un travail d’extinction. Sous peine d’engorgement, il doit penser à éteindre les faux désirs produits la veille ou la saison précédente. » (Cavallin, 224) On voit d’emblée qu’il y a collision, la chanson à la Brassens demande du temps, de l’apprentissage, est inhérente à un « entretien des choses » dont la vie juste dépend. A cet égard, elle intègre le répertoire des chansons qui aident à résister, à trouver assise dans un autre rythme de vie.

Brassens, la mauvaise réputation.jpg

Brassens, la mauvaise réputation

Pulsation et forme de vie

Cette temporalité, ce métronome-Brassens, ce pouls-Brassens, cette façon dont le personnage trace un cheminement, un espace de vie à lui, en se nourrissant lui-même d’autres poètes, d’autres musiciens, en tirant parti de toutes les choses avec lesquelles il entretenait des relations habitées, en intégrant la complexité et les paradoxes de la vie plutôt que ses caricatures, c’est cela qui entraîne à sa suite. Cette manière qu’il a eu de se construite un espace vital met à disposition des patterns que je peux à mon tour utiliser pour faire de même (ériger et protéger un espace de vie, privilégier la bonne entente avec les non-humains, privilégier l’entraide humaine plutôt que la compétition). Brassens , par la manière dont il a créé une œuvre où toutes les chansons sont tissées entre elles, intriquées dans une seule et même position au sein du vivant, produit ce phénomène particulier que Jean-Christophe Cavallin décrit de la sorte : « Il musicalise un instant du monde et, en y frappant un rythme, produit une stase dans un flux. Tout vivant est cette stase, tout organisme est ce pattern qui, dans le flux inorganique de son environnement, dessine une forme de vie. S’organiser comme organisme, c’est extraire d’un flux infiniment complexe un ensemble de patterns qui changent ce chaos fuyant en un milieu de vie ou monde organisé. » (p.278) J’étais bien incapable de le formuler ainsi dans les années 70, évidemment, mais c’est certainement quelque chose de cet ordre qui m’a « accroché » à Brassens lors de l’adolescence. J’y sentais chanter non pas telle ou telle prise de position par rapport à telle ou telle cause, mais j’y sentais se déployer le récit d’une « forme de vie », chaque chanson y donnant accès de façon différenciée. Ce que je recherchais et ce que recherche, j’imagine, quasiment tous les adolescents : une forme de vie, comment vivre ? Cela ne veut pas dire que je m’identifiais exclusivement à Brassens, que je voulais imiter la même manière de penser et vivre, mais que la façon dont il chantait une forme de vie particulière, à lui, se présentait comme une aide, une boîte à outil, non autoritaire, non prescriptive.

Le dernier voyage à Sète

Sa grande chanson testamentaire, « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète » est un condensé de ce qui palpite dans l’ensemble de ses chansons. Une sublimation de ce qu’il a cherché à sauvegarder au gré des paroles et des cordes de guitare. Un ultime point d’orgue. Le « métronome-Brassens » y atteint la perfection tout en s’approchant dangereusement, mais sereinement, de son ultime rupture. Cela ressemble à une danse presque immobile, néanmoins tournoyante, lucide et extatique, s’approchant de l’abîme, savourant les derniers instants et les adieux. Je l’ai redécouverte un été en approchant pour la première fois de Sète. Je n’y allais pas parce que c’est la ville de Brassens. Je n’y pensais même plus vraiment. J’avais même plus en tête Bobby Lapointe et Agnès Varda. Puis m’est revenu le souvenir de cette supplique. Juste pour le clin d’œil, je l’ai sélectionnée sur l’IPod. Il y a quelque chose d’ample, de majestueux et de très dépouillé, dénudé, dans la manière dont ça démarre. Je ressentis une adéquation bouleversante entre l’ensemble rythme-guitare-mélodie-paroles-souffle et la chaleur, la lumière, le paysage environnant, aride et marin mais aussi le paysage sociale, Sète étant encore, à l’époque du moins, plus populaire que véritablement touristique. La chanson est une leçon philosophique et politique : seule une vie entièrement conduite selon des règles et une recherche de la justesse et de la liberté aboutit à une expression aussi claire, précise et dégagée, de ses dernières volontés. La mort y a le même tempo que la vie. La musique – il ne reste ici que la musicalité à perte de vue – exerce cette fascination de ce qui irradie chaleur, luminosité tout autant que l’ombre et la nuit, les crépuscules réunis. La chanson décrit comment le poète souhaite retourner intégralement à ce lieu qu’il a aimé, non pas simplement pour s’y décomposer, mais pour vivre avec ce paysage et tout ce qui le compose, les éléments naturels, les spécificités géologiques, les humains, les non-humains, les souvenirs qui y sont enfouis. La chanson rappelle ce qu’a été le but de toute une vie et exprime le souhait de continuer cette quête dans l’au-delà : la recherche du bonheur. Un bonheur qui ressemble à la définition qu’en donne le géographe et historien grec d’avant Jésus-Christ, cité par Robert Calasso : « … le bonheur, c’est jouir et célébrer les fêtes et philosopher et faire de la musique ». Et l’écrivain de commenter : « Ce ne sont pas les bonnes actions qui rapprochent les hommes des dieux : mais quelque chose de plus rare et de plus difficile : la capacité à être heureux. Qu’il est nécessaire d’exercer, de dresser. » Une capacité exercée par Brassens et à propos de quoi il nous livre une dernière fois quelques savoirs et savoir-faire qui ressemblent à une séduisante écologie libertaire. Une relation bon enfant aux dieux pour renouer avec ce qu’a fait perdre l’Age de raison. La primauté donnée à la camaraderie et au régime de l’amitié. L’exercice rituel de saines libations, pinard et pastis. La contemplation désintéressée des nymphes. La proximité essentielle des jeux d’enfants. L’éloignement des puissants et orgueilleux au profit de la compagnie des humbles et discrets. Aucune autorité autre que celle du rivage, des lointains marins. Lieu de ressacs sans fin et de vacances illimitées, de disparition et renaissance, mariage harmonieux du matériel et de l’immatériel. Ce lieu du passage duquel chaque jour nous rapproche et que n’a cessé de scruter les chansons de Brassens soudain, ici, s’ouvre, accueillant.

Pierre Hemptinne

Référence : Jean-Christophe Cavallin, « Valet Noir. Vers une écologie du récit », Corti 2021

Quelques interprétations :

  • Le Brassens des Frères Jacques, NF7688

  • Brassens créole, volume 1 – SamAlpha

  • Maxime Le Forestier chante Brassens, l’intégrale, NL2535

  • Patachou chante Brassens, NP1160

  • Brassen’s Not Dead, NB6985

  • Georges et moi, Alexis HK, NH5255

  • La complainte des filles de joie, Agnès Bihl, NB3282

  • La non demande en mariage, Christophe, NC3382

  • Putain de toi, Un hommage à Brassens, NX7456

  • Mourir pour des idées, l’Hop-Hopée, La grande épopée du Hip-Hop français, vol.1, NX4849

Documents vidéo :

  • Brassens ou la liberté/ La vidéo sur l’exposition de l’INA/Cité de la musique en 2011

  • Le regard de Georges Brassens, Sandrine Dumarais, films amateurs tournées par Georges Brassens dans les années 50

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