Lettre : à Anna Drijbooms (à propos de Gand : Gand est Gand)
Gand
est comme la boîte-en-valise de
Marcel Duchamp : portable et compacte. Une ville maniable comme un coffre à outils,
tout à la fois à portée de main et à distance. Ou comme un vieux corps mû par
une âme jeune et dynamique. Je mange, bois, dors, travaille, marche, fais
l’amour, pense, cours, rêve à Gand. Ce n’est que quand je parcours la ville
avec des visiteurs étrangers ou quand je parle de la ville, que me souviens de
quelle ville est Gand. J’oublie souvent à quel point Gand est unique, à quel
point on peut y penser et y agir librement. Il y a des villes de ce pays qui
font comme si elles possédaient un caractère de métropole, mais qui finalement
ne sont que des villes de province. Gand est sans prétentions, humble
(peut-être même trop humble), discrète. Gand est Gand. Une ville qui ne prétend
pas être autre chose qu’elle même. Gand est une ville où le “Prix culturel de
la Ville de Gand” peut être décerné à un artiste étranger. Avec l’œuvre Ai Nati Oggi (À qui est né aujourd’hui),
l’artiste Alberto Garutti a réalisé sur la Veerleplein une installation
permanente qui n’occupe pas juste l’espace public mais qui l’active. Je
m’explique : à chaque fois qu’en enfant nait à Gand, dans l’une des quatre
maternités de la ville, l’éclairage public de la place s’allume. Une ode à la
ville et à la vie. Plus important encore, une œuvre silencieuse qui relie, qui
sommeille et se faufile dans la ville et qui témoigne d’une confiance en
l’artiste. Il doit s’être passé quelque chose avec cette ville. Comment
expliquer sinon que des artistes internationaux reconnus comme Berlinde De
Bruyckere, Michaël Borremans, Dirk Braeckman ou Peter Buggenhout ne veuillent
pas échanger la vie à Gand contre celle dans une autre ville ou dans plus
grande métropole ? Peut-être par le fait qu’ici l’histoire et les façades
historiques ne sont pas utilisées pour créer une sorte de Disneyland pour
adultes, mais plutôt comme une sorte de paravent tissé de bribes d’histoire, de
folklore, de littérature, de musiques et d’images. Gand est une sorte de marais
culturel fertile où des libraires indépendants s’engagent encore à résister à
la paresse et au nivellement par le bas du monde littéraire, où le label El Negocito Records crée un espace singulièrement à contre-courant pour les
musiques d’improvisation libre, où 019 transforme un vieux bâtiment industriel
en un centre ouvert et innovant, où les artistes graffiti du monde entier sont
accueillis les bras ouverts, où RIOT dédie un lieu au livre d’artiste qui fait
soudain passer Gand pour New York, où le musicien officiel choisi par la ville
est le mille-pattes musical Fulco Ottervanger, où via la satire CirQ touche le cœur
de notre société, où la Herbert Foundation se pose en référence mondiale en
terme d’art conceptuel, où une œuvre de Kris Martin trône sur le toit de la
cathédrale Saint-Bavon, où Les Les Ballets C de la B ont leur port d’attache, où
Inge Braeckman écrit des poèmes et où Kobe Desramault écrit l’histoire de la
cuisine, où la bibliothèque De Krook est le nouveau cœur de la cité, où Charles
Vandenhove a installé sa collection dans les locaux de l’université, où CinemaOFFoff et le festival Courtisane entretiennent la flamme du cinéma expérimental,
d’où le photographe de l’agence Magnum Carl De Keyzer part explorer le monde,
où selon Joseph Beuys est construit le plus beau musée du monde, où l’art a sa
place – et en mérite une encore plus grande. Mais Gand représente plus qu’une
énumération. Gand est une ville courageusement ouverte à l’innovation, dont je
crois qu’elle est ouverte à tous, sans distinctions. L’art et la culture y
contribuent, la ville de Gand est comme un marché ou un souk pour
l’imagination. Plus encore qu’un utilisateur, je voudrais être un visiteur de
Gand. Seulement alors, je saurais et je n’oublierais plus jamais à quel point
cette ville est unique. Que ce soit clair : ceci n’est pas une déclaration
d’amour à cette ville – ce que je réserverais plutôt à d’autres villes – mais
une observation objective. Appelez ça une forme sincère d’affection.
Philippe Van Cauteren, Gand, le 20 février 2018
- traduction : Philippe Delvosalle -
Philippe Van Cauteren est Directeur du SMAK (Stedelijk Museum voor Aktuele Kunst).
Anna Drijbooms est Directrice-assistante du SMAK.
SMAK
Jan Hoetplein 1
9000 Gent
Cet article fait partie du dossier Gand.
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