Catherine Ceresole : photographe suisse de la No wave new-yorkaise
- Philippe Delvosalle (PointCulture) : Le livre de plus de 300 pages Beauty Lies in the Eye (éditions Patrick Frey, 2014) commence par une série de photos de concerts en novembre 1981 à New York. Est-ce que tu écoutais déjà beaucoup de musique et est-ce que tu prenais déjà des photos de concerts auparavant, en Suisse, avant de traverser l’Atlantique ?
- Catherine Ceresole : Nous écoutions beaucoup de musique avec mon mari Nicolas qui est un collectionneur de disques… Mais je ne faisais pas encore de photos, les concerts et les clubs étaient plutôt rares en Suisse à l’époque.
- Peux-tu parler de votre arrivée à New York à Nicolas et toi, de l’idée que vous vous en faisiez avant de partir, de la ville que vous avez découverte sur place (apparemment, une ville un peu abandonnée par ses responsables, laissée en friche, assez sale et dangereuse mais offrant aussi des loyers pas trop chers, des espaces utilisables pour les musiciens et artistes, etc.) ? Quand vous êtes partis, comptiez-vous rester aussi longtemps ou avez-vous prolongé votre séjour par amour pour la ville, pour sa scène musicale ?
- Nous avons passé un Noël à New York, et nous avons adoré : il y avait plein de clubs, de concerts, de lieux de théâtre, etc. Nous nous y sommes installés l’année suivante pour y suivre des cours d’ingénieur du son à l’université. Et nous avons encore prolongé notre séjour, par amour pour N.Y et sa riche scène musicale.
- Même si elles sont « muettes », tes photos couvrent des approches musicales et des styles, des sonorités assez variées : des groupes assez rock (guitare, basse, batterie), des musiques plus « chaudes » touchant aussi au jazz, au funk, ou des musiques plus expérimentales… Cela s’explique par ta curiosité personnelle, particulièrement grande, ou bien ces différentes scènes se mélangeaient vraiment beaucoup à l’époque ?
À cette époque, les scènes différentes se côtoyaient et se mélangeaient. Petit à petit, nous avons suivi tout ce qui nous passionnait… C’est à dire énormément de choses ! Nous sommes arrivés au bon moment au bon endroit… Ce furent des années inoubliables ! — Catherine Ceresole
- Il y a dans tes photos aussi quelques traces de performances de lectures (Kathy Acker, Robert Ashley, etc.). Est-ce que les différentes disciplines artistiques (musique, littérature, arts visuels, performance, cinéma… photographie) se croisaient beaucoup, étaient décloisonnées ?
- Tout à fait. Cela rejoint ta question précédente.
- Est-ce que ton statut d’Européenne en exil t’a aidé à aborder cette scène (par exemple en ayant un regard un peu extérieur ou en suscitant la curiosité des personnes que tu rencontrais, etc.) ? Ou à faire des ponts avec les groupes européens en tournée là-bas (Einstürzende Neubauten, Malaria, Test Dept, etc.) ? Ou alors, venir de Suisse ne changeait pas trop par rapport au fait de venir de Floride ou de Pennsylvanie ?
- Oui et non. Nous venons d’une autre « culture » mais musicalement et artistiquement, nous nous rejoignions complètement.
Nous avons rencontré beaucoup d’artistes grâce à mes photos. J’ai toujours travaillé sur base de l'amitié. — C. C.
- Dans notre Magazine papier, nous avons consacré un article aux femmes de la No Wave (Lydia Lunch bien sûr, Kim Gordon, mais aussi Ikue Mori, Ut, ESG, Pat Place, etc.). Est-ce que cela vous frappait déjà au moment même, à l’époque, que cette scène musicale offrait aux femmes d’autres possibilités que celles de chanteuse ou de choriste ? Et au-delà du grand nombre de musiciennes actives alors, est-ce que (peut-être justement grâce au caractère bien affirmé de la plupart d’entre elles) elles étaient vraiment traitées sur un pied d’égalité ou bien est-ce qu’un certain paternalisme masculin s’exprimait encore ?
- Les femmes étaient plus que présentes et respectées dans la sphère que nous fréquentions. Et pour nous, c’était tout à fait logique.
Avec Sonic Youth, nous sommes devenus amis tout de suite… Nous leur avons montré les photos que j’ai prises lors de leur deuxième concert au CBGB en 1981 et ils ont beaucoup apprécié. Thurston m’a encouragée à continuer, car il trouvait qu’on sentait dans mes photos les moments intenses de leur musique et il nous a aussi aiguillés dans la scène « underground ». — C. C.
- Comment tes photos circulaient-elles à l’époque, étaient-elles vues ? Je crois que Thurston Moore et Byron Coley en ont utilisé pour leurs fanzines, elles ont aussi été utilisées pour des pochettes de disques… Mais les montrais-tu aux musiciens, les as-tu exposées à l’époque ? Il n’y avait pas les réseaux sociaux pour les partager presque en direct comme aujourd’hui.
- Mes photos nous ont fait connaître et découvrir beaucoup d’amis. Je donnais toujours une copie des photos de leur concert ou performance aux artistes.
- Tes quelques premières photos new-yorkaises en 1981 sont en couleurs puis, subitement, en 1982, elles sont presque toutes en noir et blanc. Cela résulte d’un choix esthétique ou économique ? Ou autre ? Développais-tu et tirais-tu toi-même tes photos couleurs ?
- C’était un choix esthétique. Le noir et blanc est plus élégant et plus brut. J’ai appris à développer les films, à tirer les photos. Je suis une dilettante, j’ai commencé avec un appareil de « touriste ». J’ai aussi laissé tomber le flash pour le confort des artistes sur scène… et pour montrer l’atmosphère brute et réelle de ces concerts.
- Aujourd’hui avec la photo numérique, beaucoup de photographes ont tendance à « mitrailler », à prendre énormément de photos pour ensuite trier et en avoir une poignée de « bonnes ». En photo argentique, on gaspillait moins, on appuyait sur le déclencheur avec un peu moins de désinvolture, non ? Combien de photos prenais-tu par concert ? Quelques-unes ? Une pellicule ? Plus ?
- Au début, très peu. Quatre ou cinq photos par concert… Puis cinq ou dix… Pour finir avec une pellicule complète. C’est la musique qui me pousse à presser le bouton.
- Avais-tu – ou as-tu encore – une démarche plutôt intuitive ou bien t’es-tu fixée petit-à-petit une série de règles, de choses que tu fais et d’autres que tu ne feras jamais lorsque tu photographies un concert ?
Ce que je ne ferais jamais : prendre des photos d’une musique que je n’aime pas. Je marche à l'émotion. — C. C.
- Certaines personnes – y compris certains photographes – n’arrivent pas trop à prendre des photos en concerts parce qu’ils ont l’impression que cela fait qu’ils écoutent moins bien, qu’ils sont moins « dans la musique »… Toi, cela ne t’a jamais posé problème ?
- Oui et non, car je travaille sur le feeling : plus la musique s’intensifie, plus j’ai d’énergie moi-même. C’est comme ça que je participe au concert, que je n’en suis pas coupée.
- Ce qui frappe dans tes photos, en particulier dans celles du début, c’est – sans doute vu le statut débutant des musiciens que tu photographiais à l’époque, vu les lieux assez underground / DIY où ils jouaient – la quasi absence de lightshow, de spots, le côté très blanc, cru et naturel de la lumière. Est-ce que tu penses comme moi que par la suite des lightshows plus sophistiqués – mais souvent aussi plus clichés – ont en partie gâché l’expérience des concerts, ont nui à la musique ? Ou alors as-tu réussi à t’en accommoder lorsque tu photographiais les mêmes groupes devenus plus célèbres dans les années 1990 ou 2010 ?
J’aime le côté brut et réel. C’était comme un volcan en pleine éruption, il n’y avait besoin de rien de superflu… — C. C.
- C’est clair que pour d’autres musiques, elles demandent peut-être un plus d’infrastructure. Les temps ont beaucoup changé et les salles aussi. Avant, tu allais au concert avec ton appareil… et voilà… Tu prenais des photos.
Interview (par e-mail) : Philippe Delvosalle, février 2021
Cet article fait partie du dossier 8 mars 2021.
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