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« C'est le nombre d'heures de travail qu'il faut réduire, pas le nombre de travailleurs »

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Une conversation autour du temps de travail avec Clément Bogaerts, animateur à PAC Bruxelles et partenaire de l’exposition Temps de travail – Mesures et démesures proposée par La Fonderie.

Sommaire

POINTCULTURE - Le tissu social semble plus que jamais façonné par les inégalités dans l’usage et le contrôle du temps. De quelle façon ?

CLEMENT BOGAERTS - Aujourd’hui on constate le retour d’un conflit de classes apparu au moment de la révolution industrielle. L’usine à cette époque ressemblait à une prison, le patron était le maître du temps et les employés n’étaient pas autorisés à quitter leur travail avant l’heure prescrite. Le XXème siècle a été marqué par de nombreuses avancées sociales conquises à force de luttes par les travailleurs solidaires les uns aux autres. Dans ce domaine on observe depuis les années 1980 une régression qui, sous le couvert d’une plus grande flexibilité et d’une plus grande autonomie du travailleur, traduit en réalité un détricotement du cadre social du travail.

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Le régime horaire comme vecteur d'inégalités

- Sur la question des inégalités, on se rend compte que, dans un tableau général assez sombre, les femmes et les immigrés sont les couches de population les plus touchées, les femmes par leur surreprésentation dans les emplois à temps partiels, les immigrés peut-être via la sous-traitance.

- Les femmes ont toujours travaillé même si, pendant la période qui court de la fin du XIXème jusqu’au début des années 1970, on considérait que l’emploi devait rester une prérogative masculine. La libération sexuelle a vu la population féminine revenir sur le marché du travail pour des postes toujours moins avantageux que ceux auxquels les hommes pouvaient prétendre.

Pour se faire une idée de ce que peut être le traitement différencié selon le sexe des travailleurs, il faut aller voir quelle fut la politique de Cockerill pendant la crise des années 1980. L’exemple est historique, l’historienne Florence Loriaux l’explique très bien dans une vidéo intégrée au parcours de l’exposition. En résumé, face à la perspective d’une faillite, la direction de l’époque a tout simplement décidé de réduire l’horaire des employées de sexe féminin de moitié et de ce fait de les contraindre à travailler à mi-temps. Un mouvement de grève s’en est suivi au terme duquel les femmes ont été virées puis remplacées par des hommes à temps plein.

À côté de cela, les femmes sont encore majoritairement en charge du travail domestique, c’est à elles que sont destinés les congés dits de maternité, parentaux, etc. Tout ceci va évidemment à l’encontre de leur carrière professionnelle. Il suffit de regarder les chiffres. Le travail domestique, le ménage et tout ce qui, aujourd’hui, tombe sous la définition de charge mentale, relève d’une attente qui s’exerce à l’endroit des femmes. À ce jour, il n’existe aucun incitatif vers une meilleure répartition des tâches, en particulier lorsqu’un enfant est en jeu. Pour éviter que les femmes soient prises dans l’engrenage d’un attachement plus intime avec l’enfant, il faudrait créer une équivalence dans la durée des congés parentaux ou les interdire tout à fait. Cela reste à faire. Je dois ajouter que dans les groupes que nous avons animés en vue de préparer l’exposition, cette idée n’a pas rencontré un franc succès, ni auprès des hommes ni auprès des femmes. La société est encore profondément conditionnée à entretenir ce type d’inégalités.

Temps de travail des hommes et des femmes en Belgique en 2015

Pour le travail des immigrés, ça touche aussi la problématique des sans-papiers. N’avoir aucun droit c’est être corvéable à merci. D’autre part, la mondialisation a renforcé le dumping social et la sous-traitance se généralise. Parallèlement, les services publics sont de plus en plus précarisés. C’est là un projet politique. On procède toujours de la même manière : on commence par sous-financer un service de telle sorte qu’il se trouve dans l’incapacité logistique de répondre à ses missions, puis on le montre du doigt. La privatisation vient ensuite avec la promesse que ça fonctionnera mieux, ce qui est évidemment loin d’être vrai. Le documentaire photographique Glasgow contre Glasgow réalisé par Julien Brygo du Monde Diplomatique illustre une facette de ce problème. Le film met en relief l’immense aveuglement qui permet aux inégalités sociales de se creuser. À Glasglow, cet aveuglement s’exprime dans la conviction, partagée par nombre de privilégiés, que la différence d’espérance de vie entre les riches et les pauvres tient, non pas à des facteurs sociaux, mais à la mauvaise hygiène de vie de ces derniers. Si les riches se montrent généreux à l’égard des moins favorisés, la charité elle-même est partie intégrante d’un système qui consolide la richesse sans le moindre souci de justice sociale.

Aménagements vs réduction du temps de travail

- Que penser du ressaisissement de la problématique du temps par le politique notamment via la mise en place de « bureaux du temps », structures qui ont pour objectif d’intégrer au mieux les temps individuels (famille, loisirs) dans l’ensemble des politiques publiques (culture, sport, mobilité, urbanisme) ?

- Si on parle de ces mesures qui portent par exemple sur la modification des horaires des services publics, l’ouverture des bureaux en soirée ou le week-end, je pense que c’est une façon d’esquiver la réduction du temps de travail. On demande aux fonctionnaires une plus grande flexibilité pour éviter d’interroger ce qui empêche les usagers d’avoir recours à leurs services pendant la journée. De ce fait-là, on complique le travail des fonctionnaires soi-disant au bénéfice de tous, mais la vraie avancée sociale serait de permettre à la population de travailler moins.

- En somme on peut voir ça comme du bricolage destiné à sauver le paysage général, éviter une remise en cause plus étendue qui du coup serait gênante politiquement.

- On responsabilise l’usager tandis qu’on précarise le travail du fonctionnaire. Le travail va de toute façon diminuer, mais pas la richesse. La production de richesses est énorme mais elle s’accompagne d’un chômage structurel massif que le développement de l’automatisation ne va qu’accentuer. Les concepts d’allocation universelle ou de rente tentent d’apporter une réponse à cette problématique qui sera centrale dans les années à venir, en attendant il suffirait de réduire le nombre d’heures de travail plutôt que le nombre de travailleurs. Le problème ce n’est pas l’argent, ce qui manque c’est la volonté politique. De ce point de vue, les bureaux du temps pourraient agir dans ce sens. Les gens qui travaillent tard sont contraints de déléguer la garde des enfants. Ce sont le plus souvent des femmes (on retrouve les inégalités de genre), et c’est encore elles qui nettoient les bureaux en soirée. Des horaires qui ne les rendent à leur tour indisponibles à l’heure où les enfants quittent l’école. Est-ce que c’est vraiment nécessaire que le ménage se fasse à la fermeture des bureaux ? Est-ce vraiment nécessaire de travailler autant ? Voilà les questions qu’il faudrait que les politiques se posent plutôt que de botter en touche.

Congés payés

La valeur du temps libre

- Selon Alain Corbin, le temps libre n’a jamais été un temps libéré. L’historien français parle d’un triple contrôle dont les modalités épousent l’évolution des structures du pouvoir : l’emprise morale exercée par les élites sur les classes inférieures a fait place, dans les années 1950, à une discipline horaire inféodée à toute une panoplie d’instruments de mesure, montres, chronomètres, etc. Enfin, récupéré par l’industrie dite justement du loisir, le temps libre doit désormais répondre à des objectifs de rentabilité et de productivité. Par la flexibilité que permettent les outils technologiques, on croit voir revenir du même coup cette porosité qui caractérisait le temps sous l’Ancien Régime, faisant référence à une indistinction entre temps de travail et temps personnels, sauf qu’aujourd’hui c’est l’entreprise qui s’arroge le droit de disposer de la totalité du temps du salarié. Faut-il que le temps libre ne soit donc jamais que l’envers exact du travail ou peut-on espérer libérer l’un par l’autre ?

- Il existe des projets comme celui de Bernard Fusulier (sociologue, chercheur à l’UCL) de réfléchir à une nouvelle articulation entre temps libre et travail rémunéré. Mais c’est une problématique complexe qui englobe une gradation de temps différents allant du temps de travail rémunéré au travail domestique. Alors comment définit-on le temps libre ? S’occuper de ses enfants, est-ce un travail ? De mon côté je n’en ai pas mais je suppose que c’est avant tout un plaisir. Et à côté de cela, au cours d’un débat, une dame du public nous a dit : « J’aimerais bien qu’on arrête de parler de congé parental parce que pour moi un congé c’est quand les enfants sont chez leurs grands-parents. » On voit que c’est difficile de définir ce qui est du temps libre et ce qui n’en est pas.

- Et si l’on parle plus spécifiquement du loisir en tant que tel, je veux dire, les vacances, les week-ends, tout cet espace temporel qu’on peut, en théorie, meubler à sa guise. Quelles formes prend ce temps-là aujourd’hui, en quoi sont-elles peut-être contaminées par l’esprit qui régit le monde du travail ?

- Dans cette dimension-là il y a plusieurs aspects, dont, notamment, la montée de l’individualisme au cours de la seconde moitié du XXème siècle, il y a beaucoup de réflexes collectifs dans la vision de la société. Le fait que les syndicats aient du mal à mobiliser du monde pour les manifs ou les causes en général, c’est peut-être aussi parce que les gens se construisent à travers leur individualité dans un rapport aux autres et pas forcément avec une conscience de classe ou une conscience de groupe pour ne pas utiliser un vocabulaire marxiste. Sur le temps libre, il y a évidemment quelque chose qui relève de la performance. Je fais le lien avec la théorie queer, il y a cette injonction sociale à performer en tant qu’individu. Mais je ne pense pas que ça implique nécessairement de développer des rapports de compétition.

- Que penser de l’idée que le sens que l’on donne à son travail contamine celui que l’on donne au temps libre ?

- Ça concerne vraiment la question de la performance, la performance individuelle s’impose dans tous les domaines de la société. En cause, à mon avis, la destruction des systèmes de repères et des diverses formes de collectivité. Mon grand-père était militant socialiste, il participait aux réunions de sa section locale du PS, il partait en vacances avec la mutuelle, il appartenait à un groupe de vélotourisme travailliste, c’était autant de lieux de rencontres et de sociabilité. À l’heure actuelle, l’offre de loisirs ne me semble plus être aussi démocratique. Aujourd’hui les réformes sur les mutuelles visent toutes à les empêcher d’organiser des voyages ou de se lier à des clubs de sport au bénéfice de leurs affiliés. Toute notion de convivialité disparaît de ce service. D’un autre côté, rien n’empêche d’y voir une avancée. Depuis mai 1968, ce qui prédomine c’est le refus de se perdre dans la masse, d’être considéré comme une fourmi dans la fourmilière. Il y a le désir de se distinguer, de s’assumer comme un individu, de vivre sa vie, ses rêves et sa sexualité comme on l’entend…

- Désir aussitôt récupéré par l’industrie ? À cet endroit l’individuation devient malheureuse lorsqu’elle n’est au fond nourrie que de rêves préfabriqués, calibrés pour inciter à la consommation…

- La publicité fabrique des représentations qui ensuite envahissent l’inconscient collectif. Ce sont des histoires qu’on se raconte : par exemple, la neige à Noël. Quand y a-t-il jamais eu de la neige à Noël ? Ou encore, le petit déjeuner en famille pris au jardin, le soleil bien présent, les sourires… le café grand-mère… Le produit devient un objet de sociabilité, de convivialité. C’est la vie tout entière qui finit par être médiatisée à travers ces objets. Le capitalisme a su tirer profit du besoin de se construire un récit.

Temps de travail mesures et démesures affiche expo La Fonderie

Pour l'émancipation du travailleur ?

- La survalorisation de l’autonomie et de l’indépendance au travail, notamment dans la gestion de son temps via le management par projet, n’a-t-elle pas surtout comme conséquence d’augmenter la précarité plutôt que de générer l’émancipation tant attendue ?

- Oui, tout à fait. On demande aux salariés de prendre en charge les responsabilités de ceux qui sont censés les évaluer. Le management par projet accroît encore le pouvoir des chefs d’entreprise.

- Il accroît aussi les attentes vis-à-vis du travailleur, exige de sa part un plus grand investissement. La question du temps devient en quelque sorte taboue dans la mesure où elle retombe sur l’employé qui peut en venir à prester un plus grand nombre d’heures que s’il s’était contenté de suivre un horaire prédéterminé.

- Dans un de nos ateliers nous avons reçu le témoignage d’une jeune maman dont le conjoint, cadre en entreprise, passait sa journée au bureau, de 8h à 20h pour être précis. Impossible pour lui de voir son enfant en dehors du week-end. Une certaine culture d’entreprise s'appuyant sur un phénomène d'émulation interne subtilement entretenu par la hiérarchie, demande aux employés un investissement total, ce qui rend impensable le fait de revendiquer les 38h / semaine inscrites sur le contrat d’embauche. On prétend donner de l’autonomie, en fait on asservit plus qu’avant. C’est un projet politique, il ne faut pas le voir autrement.

- Le discours sur l’autonomie et l’indépendance au travail a beaucoup de succès chez les jeunes, me semble-t-il. J’ai l’impression qu’ils ont déjà intériorisé les arguments dont se parent ces nouvelles formes de travail précarisantes. L’alternative pour eux c’est le travail dans l’ennui, la routine du fonctionnaire. Le salariat ou la sécurité de l’emploi renvoient l’image poussiéreuse de la personne qui fait ce qu’on lui demande sans réelle motivation, le stéréotype d'une tâche accomplie sans passion. On sent dans la façon dont les représentations s’affrontent l’influence d’un discours qui vise à convaincre que les avantages d’hier sont devenus les freins d’aujourd’hui.

- Il y a un choix de mots qui n’est pas anodin : on parle d’autonomie, d’indépendance comme s’il s’agissait de libérer les gens, comme si les gens n’étaient pas libres avant. Dans une de ses conférences gesticulées, Franck Lepage, un des piliers de l’éducation populaire en France, s’est intéressé, après Boltanski, à la question du vocabulaire dans le capitalisme. C’est une grille d’analyse qui montre comment le capitalisme manipule les mots, par occultation ou substitution. Par exemple dans les années 1970 on parlait de personnes exploitées, aujourd’hui ce sont des personnes défavorisées. En introduisant la notion de hasard, de « pas de chance », on gomme tout l’arrière-plan social. Même chose pour les charges patronales remplacent les cotisations. On constate que le lexique évolue dans le sens des arguments avancés par le patronat. C’est ainsi que les termes autonomie et indépendance servent aujourd’hui à qualifier une situation d’instabilité professionnelle.

- Quelles sont les pistes actuelles qui laisseraient entrevoir un décloisonnement du salariat au bénéfice du travailleur dans l’optique d’une conception du temps qui ne serait plus axée sur l’impératif de rentabilité à court terme ?

- Un forum ouvert a été organisé à la fin de l’expo : les participants étaient invités à proposer des ateliers sur le thème « Quel temps de travail pour demain ? » C’est vraiment la voie des coopératives qui se trouve plébiscitée, c’est-à-dire, d'une reprise en main du travail et de l’outil par les travailleurs par l'entremise de sociétés coopératives. Je pense que c’est une bonne piste.

- Sur le thème des communs dans le travail, il y eu récemment une émission sur France Culture, et c’était également, avec les nuances qui s’imposent, un plaidoyer pour de nouvelles formes de collectivités d’indépendants : Entendez-vous l’éco ? 13/09/18.

Si on parle du temps de travail, chacun étant son propre employeur, les coopératives ne vont pas dans le sens d’une réduction des horaires. En revanche, pour entretenir une dynamique collective et favoriser la concertation sociale, ce modèle est peut-être le meilleur ce qu'on peut faire de mieux actuellement. Restons néanmoins vigilants. Rien ne garantit qu’il en résulte une réelle avancée sociale. Après, je n’ai pas du tout de problème avec le fonctionnariat, l’État c’est la société, c’est nous. On doit réfléchir à la manière dont le fonctionnariat se trouve aujourd'hui obligé de faire face à l’introduction de techniques issues du management privé.



Questions et mise en page : Catherine De Poortere

Portraits de Clément Bogaerts : Alicia Hernandez-Dispaux.


L'exposition Temps de travail - Mesures et démesures restera visible au PointCulture de Liège jusqu'au 17 novembre 2018

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