Cet été, cap sur la mer Baltique... (5)
En raison de son importance en terme de population mais aussi à cause de
sa situation géographique préférentielle, la ville a très vite bénéficié de
privilèges. Basée sur les livres de statuts hérités du Saint Empire Romain, la
Loi de Danzig (Gdański Wilkierz) garantissait à la
ville le droit d’entretenir des relations commerciales avec qui bon lui
semblait, de frapper monnaie et d’avoir ses propres lois. Grâce à cette
autonomie, Gdansk s’est rapidement développée pour devenir au 16ème
siècle, une des plus grandes cités polonaises et une des plus riches. S’affranchissant
de la Ligue Hanséatique, Danzig a établi des liens commerciaux directs avec les
marchands hollandais leur vendant le grain amené par bateau par la Vistule ou
encore des navires sortant de ses chantiers navals.
Jan Matejko, Stephen Bathory à Pskow (1872)
Un événement politique aurait pu faire basculer cette situation favorable. En 1575, lors de l’élection au trône de Pologne d’un nouveau roi, Danzig prit le parti de Maximilien de Habsbourg contre Stephen Bathory, prince de Transylvanie et époux d’Anna Jagellon, reine de Pologne. Ce dernier ayant remporté l’élection, il se retourna contre la ville qu’il assiégea pendant 6 mois en 1577. Devant la résistance farouche des assiégés, Stephen Bathory négocia un compromis confirmant le statut spécial de la ville en échange d’une coquette somme d’argent. Les marchands poussèrent un ouf de soulagement, la ville fit allégeance au nouveau roi de Pologne et les affaires prospérèrent de plus belle.
En cette fin du 16ème siècle, Danzig est
la ville la plus favorisée du royaume de Pologne, drainant vers elle une
population internationale, multiculturelle, multiconfessionnelle et polyglotte.
Le terreau est fertile pour les artistes, toutes disciplines confondues. Ainsi
l’organiste Cajus Schmiedtlein (ca. 1555–1611) quitta son emploi au Danemark
pour participer à l’inauguration d’un nouvel orgue de grande taille installé
dans l’église Ste Marie de Gdansk, inauguration qui eut lieu les 18 et 19 octobre 1585.
L’événement fut l’occasion de réjouissances et pendant le concert, les gens burent
du vin et jouèrent aux dés. La prestation de Schmiedtlein plut aux autorités ecclésiastiques
puisqu’il fut engagé comme organiste sur le champ, recevant un salaire
plantureux, un logement gratuit et des avantages en nature. Jusqu’à son décès
en 1611, Schmiedtlein
joua un rôle majeur dans la vie culturelle et musicale de la ville.
Son nom est intimement lié à un manuscrit
conservé dans les Archives d’Etat de la ville de Gdansk sous la référence “Ms. 300
R/Vv, 123”. Le volume comptant 183 feuillets reliés porte sur sa couverture les
initiales P W S P et le nombre 1 5 9 1. Ces lettres pourraient faire référence
au propriétaire de l’ouvrage ou au nom du copiste tandis que le chiffre 1591
serait la date à laquelle les feuillets auraient été rassemblés. Parmi des
textes précisant les droits et devoirs des citoyens de la ville, les noms des
membres du Conseil de la ville entre 1343 et 1619, une liste des dépenses
faites par le même conseil entre 1604 et 1605 dont le salaire des musiciens de
la ville et d’autres documents techniques, figure de la musique notée en
tablature. C’est cet élément qui va retenir notre attention.
D’après les éléments figurant sur les feuillets de papier comportant les
tablatures, on estime que la musique a été mise par écrit entre 1587 et 1591
par la même personne, ce qui ferait de Cajus Schmiedtlein
l’auteur de cette collection connue désormais sous le nom de Tablature de
Gdansk. Celle-ci contient 42 compositions pour clavier notées pour 40 d’entre
elles en intavolatura italienne, un système de
notation très proche de ce qui se fait actuellement mais qui constitue un
premier exemple de cette façon de faire à cette époque où, dans cette aire
géographique, la tablature germanique prédomine. Deux compositions en tablature
germanique, un arrangement du madrigal Laura soave de Germano
Pallavicino et une pièce sans titre viennent d’ailleurs compléter l’ensemble
mais il pourrait s’agir d’un ajout ultérieur, fait par une autre main que celle
de Schmiedtlein. Les quarante pièces
notées sous forme de partition se divisent en 17 fantaisies sur les 8 modes
ecclésiastiques au style particulièrement homogène, 22 arrangements pour
clavier de musique vocale sacrée ou profane et une mise en œuvre de choral.
Magnifique éclectisme de Schmiedtlein qui, pour
agrémenter l’ordinaire musical des fidèles de sa paroisse a compilé motets en
latin, lieder germanique, chansons françaises et madrigaux italiens traités en
style germanique avec maintes diminutions et gloses savantes. Parmi les motets
en latin figurent Pater peccavi in coelom de Clemens non Papa ou encore Deus
in adjutorium de Roland de Lassus. Les chansons en français sont représentées entre
autres par O combien est malheureux le désir de Claudin de Sermisy parue en
1562 ou Donnés secours ma doulce amye de Jean de Latre publiée en 1554.
Les lieder allemands comprennent Joseph lieber Joseph mein de Johann
Walter, édité à Wittenberg en 1551 ou Allein nach dir Herr Jesu Christ de
Baldassare Donato, paru à Munich en 1585. O s'io potessi donna de Jacquet
de Berchem, édité à Venise en 1556 et Io mi son giovinetta de Domenico
Ferrabosco, publié aussi à Venise en 1542 font partie des madrigaux italiens.
Ce petit aperçu du répertoire contenu dans la Tablature de Gdansk permet de se rendre compte que Schmiedtlein se tenait bien au courant de ce qui se faisait un peu partout en Europe à son époque. De plus, ces pièces vocales sont arrangées avec beaucoup de diversité, les textures sont variées, çà et là, l’auteur recourt à des archaïsmes comme la technique du faux-bourdon ou des passages en homorythmie. Ces petits stratagèmes lui ont-ils évité la désapprobation de la hiérarchie religieuse face à cette musique profane ?
La cerise sur le gâteau ne s’entend pas, elle se lit dans le manuscrit puisque que le copiste, Cajus Schmiedtlein, peut-être, a truffé ses partitions d’épigrammes en latin, grec et allemand témoignant de sa grande culture. Parmi celles-ci, on trouve des réflexions à portée philosophique sur la condition humaine et la brièveté de la vie dont ce magnifique « Homo nil nisi bulla levis », l’homme est comme une bulle de savon. Une métaphore aussi légère que les sons qui forment la musique.
Anne Genette
Cet article fait partie du dossier Baltica.
Dans le même dossier :