Cet été, le SMAK (Gand) accueillait les migrants et nous rendait le Congo.
Cauchemar tant qu’il n’y aura pas de réelles réparations, ainsi que l’explique Kader Attia [1] dans son documentaire Réfléchir la mémoire. Au moins, l’inconscient collectif peut se sentir secoué. Bienvenue Christoph Büchel !
C’est
une visite inattendue. Bien entendu, en venant voir le travail de Kader Attia,
on sait que l’on verra une mise en question intelligente, sensible, non moins
radicale d’une certaine suprématie culturelle que les colonies ont installé sur
le monde. En s’intéressant à Michael E. Smith, on sait que l’on sera confronté
à une mise en cause sans concession de toute transcendance artistique. Et, en
voyant l’annonce d’une exposition puisant dans les collections du S.M.A.K., on
se doute bien qu’il ne s’agira pas d’une célébration d’esthétiques
conservatrices. Mais il s’agit d’autres chose - et qui n’est pas annoncé. On
peut avoir la puce à l’oreille en passant devant le vieux bus pourri, garé
devant le musée. Moitié aubette pour soupe populaire, moitié bureau d’embauche
pour travailleurs occasionnels. Voilà à quoi va conduire la dérégularisation du
code du travail ? Ça interpelle, mais on ne comprend pas ce que ça fout
là, si cela a un rapport quelconque avec le S.M.A.K. On prend ses tickets et on
se dirige vers les salles d’exposition.
On est
d’abord happé, littéralement, c’est le mot, par de grandes affiches criardes,
tape à l’œil », qui proclame « Invest in DR Congo ». Parce que
ça prend de la place, ça bouffe toute la communication, et qu’il n’y a aucune
explication. A certains signes, on peut flairer la nature de cette
manifestation. Mais. On a déjà vu des « privatisations étranges »
d’espace muséaux. Tiens, à gauche du comptoir d’accueil, il y a des piles de
matelas !? On avance. On se décide quand même à entrer dans l’espace
« Invest in DR Congo ». Waouh ! Ça se présente comme un salon de
conseils pour investir en Afrique, de petits stands high tech, genre agences de
voyages ou bureaux de banquiers. Mais ce côté, d’emblée mélangé avec
l’imitation d’un village traditionnel, genre exposition universelle, de
véritables huttes transposées ici. L’une d’elle est comptoir de tourisme. La
plus grande exhibe une école de village, mais la moitié de l’espace
éducationnel est occupé par l’entrée rudimentaire d’une mine. Un trou dans la
terre. Histoire de rappeler que les enfants passent plus de temps à creuser et
ramener des minerais qu’à apprendre sur les bancs de l’école. Plus on
s’enfonce, plus le capharnaüm s’épaissit, plus le contraste avec les officines
modernes se complexifie. Un vrai bazar foisonnant. Une échoppe de souvenirs
avec buste du roi Léopold. Des ruelles où s’accumulent des matériaux au rebut,
à recycler, des pneus, des chambres à air, faisant songer aux accumulations
d’artistes ! Des cabanes abritent des montagnes de GSM usagées, de
batteries d’occasion, des établis bricolés pour réparer un peu tout et
n’importe quoi. Ode à la débrouille dans la misère. Un boui-boui où se faire coiffer,
adopter des coiffures de stars, la sape dans la mouise. Un bar où avaler de la
Primus, et dont les parois sont de véritables albums photos. Dans une baraque
en bambou, près d’une marre avec son incontournable pirogue, un programme vidéo
vante sentencieusement les avancées technologiques du Congo. Lancement de fusée
fabriquée avec des boîtes de lait. Au centre, un ring de boxe,
« Dialoguons pour le bien du Congo ». Derrière le ring, dans la
végétation, des boîtes de collection évoquent le pillage colonial (tout ce que
les musées coloniaux continuent à exhiber, flore séchée, faune empaillée,
objets usuels et rituels, œuvres d’art traditionnel). Au fronton du ring, tous les
logos des grandes entreprises occidentales qui s’enrichissent grâce à leur
business africain, grâce à l’exploitation des matières premières. Le contraste
est installé, sans appel : d’un côté, ceux qui s’enrichissent grâce à
l’Afrique, de l’autre, la pauvreté qui reste le lot des Africains. Les
richesses ne sont pas réinvesties là où elles le devraient. Mais, ça va plus
loin : toutes ces entreprises occidentales, nous achetons leurs biens et
produits, et par ce biais-là, nous continuons à investir dans l’aventure
continuée, mais dissimulée, du colonialisme ! Ce n’est pas pour rien que
l’ensemble, finalement, évoque la grande époque de la propagande
coloniale ! On sort un peu ébranlé.
Et puis, on entre dans la partie consacrée à un choix d’œuvres des collections. Elle a été intitulée Verlust der Mitte. « Perte de centre ». C’est le titre d’une œuvre d’Asger Jorn, membre du groupe Cobra, qui lui-même l’avait choisi en référence au livre principal d’un historien d’art ayant appartenu au parti nazi, Hans Sedlmayr, et plus que probablement pour contribuer à dénazifier l’approche de l’historien d’art. La « perte de centre » peut signifier catastrophe pour les uns, progrès pour les autres ! Mais dès le premier pas, c’est autre chose que l’on voit, qui saute aux yeux, qui fait « œuvre d’art » et « musée ». Et qui, plus que n’importe quelle œuvre d’art, fait exploser le centre de la mondialisation. Tout tourne. Les salles sont occupées, elles ne sont pas les lieux tranquilles où contempler « le patrimoine, les réalisations de nos grands artistes ». Elles sont envahies par des couchettes de fortune. Alignées. Et ces couchettes, même si les personnes ne sont pas là pour le moment, sont occupées. Leurs effets personnels, le peu qu’elles possèdent, sont là. Des sacs, des vêtements, un peu de bouffe, des ustensiles du genre que distribuent les organisations humanitaires, des souvenirs, des peluches, des gsm. Le musée est transformé en centre d’accueil pour migrants. Pour bien voir les tableaux accrochés, il faut marcher, déambuler entre les matelas. Cela n’est pas sans créer des liens, des turbulences qui raniment certaines œuvres exposées, leur donnent une nouvelle jeunesse. L’agitation des tableaux de Cobra, par exemple, s’accommode bien de ce que signifie ces présences symboliques des migrants, représentant l’inhospitalité du monde capitaliste, son incapacité à accueillir, à répartir les richesses, en s’appuyant sur des productions de valeurs y compris culturelles (car il faut continuer à tenter de légitimer sa supériorité économique et politique par une soi-disant suprématie culturelle, spirituelle, l’art permettant mieux d’invoquer des prétendues différences « d’essence »). Ou bien, les couches plus minimalistes, ascétiques et grises, presque une épure mentale du lit, s’accordent bien avec le climat de la salle où prédominent les traces de Joseph Beuys. L’espace muséal est saturé par cette nouvelle vocation de refuge pour sans-abris, sans territoire fixe, rejeté par le système dominant. Au moins les superficies, les volumes, servent à quelque chose. (En contraste avec les salles immenses où Michael E. Smith expose finalement « presque rien », ces immensités réservées pour quelques « petites » œuvres sont disproportionnées par rapport à l’espace vital pour héberger des rejetés et les rejetées. La transcendance artistique s’est déplacée, plus tellement incarnée dans les œuvres elles-mêmes, convoquant des matériaux pauvres et des gestes simples, mais dans les mètres carrés réquisitionnés pour leur exhibition).
Il faut un peu creuser. Aucun cartel n’explique ce
qu’est cette installation. De qui, de quoi ? Pas plus que pour « Invest in
DR Congo » (on a la puce à l’oreille quand même avec certaines mentions
sur le prospectus en papier glacé, le fait que c’est censé se passer au
« Casino Ghent » et non au S.M.A.K. – ancien bâtiment du Casino – et
que cette manifestation se déroulait du 29.05 au 03.06, est donc finie depuis
longtemps – ce qui accentue l’impression de déambuler dans un "bordel
dépassé"). Il s’agit en fait d’interventions de Christophe Büchel,
artiste suisse, engagé comme commissaire par le S.M.A.K. Ce n’est pas qu’un
geste artistique. Plusieurs migrants ont été engagés provisoirement par le
musée. Ils ont participé à la mise en place du dispositif d’exposition. Près du
musée, dans un petit terrain vague, on aperçoit, en partant, un camp de
migrants. Une mini Jungle de Calais. On pense à ce qu’en dit Michel Lussault
dans son livre Hyper-Lieux :
Loin de constituer seulement le repoussoir qu’on se plaisait à y voir, la Jungle aurait pu être aussi un espace d’expérimentation d’une autre urbanité, âpre et rude sans doute, mais qu’il faut accepter de prendre en considération pour assurer l’hospitalité aux migrants, et aussi pour en tirer quelques enseignements susceptibles d’améliorer l’habitabilité urbaine dans son ensemble. — Michel Lussault, "Hyper-Lieux" (p. 194)
Et le fait qu’il y ait si peu d’explication visible renforce l’impact de ce détournement muséal. Ce n’est pas « désactivé », « neutralisé », « aseptisé » par un quelconque cartel. Ce qui, par ricochet, fait réfléchir au rôle du cartel en général.
texte et photos :
Pierre Hemptinne
L'exposition Verlust der Mitte se terminait fin août 2017.
[1] Mais l'exposition Réparer l'invisible de Kader Attia se poursuit
jusqu'au dimanche 1er octobre 2017
S.M.A.K.
1 Jan Hoetplein
9000 Gent
32 (0)9 240 76 01